dimanche 29 janvier 2023

    Les Chroniques de Yelgor : chant deuxième : La Nuit du Fer-Vivant : La Tempête Verglaçante

    Une illustration réalisée par MakuZoku qui va devenir un habitué de mes différents univers. Je lui ai laissé une « semis » carte blanche, dans le sens où beaucoup de personnages ont été délimités par Didizuka & Duarb Du. Cependant, comme pour eux, il s'est approprié cet univers très particulier sans renier l'essence de son style. Après tout, c’est toute l’idée du projet que d’avoir plusieurs visions du même univers, parfois antinomiques, qui se juxtaposent.

    Mine de rien, cette démarche est délicate, car, étant celui qui chapeaute le tout, je cherche souvent le point d’équilibre entre la réinterprétation totale – ce qui fait fi de ce qui a déjà été accompli – et l’adaptation nécessaire à ce qui a été conçu en amont. Ainsi, les plus attentifs d’entre vous remarqueront le cheval mécanique de Didizuka.

    Cette exigence nous a entraînées dans de nombreux ajustements stylistiques. Du coup, MakuZoku s’est emparé de la pugnace (© Tom Larret) Allytah en opérant un ravalement de façade pour le moins radical. Je lui ai aussi suggéré de pousser d’un cran les influences gothiques avec cette tenue en cuir de djoros qui épouse ses formes généreuses. 


    Mais trêve de tergiversation, en attendant la suite, qui verra Didizuka revenir sur le devant de la scène, voici un bref extrait de la scène en question :

    « Eldridge et Tigrishka n’eurent guère le temps de récupérer leurs esprits que déjà le rugissement des vents les avalait. Elle aida le chevalier défiguré à se redresser. Eldridge s’appuya sur elle en grondant puis pinça son nez brisé. Il souffla un jet noir enflammé de substance coagulée. Une vague de souffrance s’étendit en toile d’araignée froide à la jointure de ses sourcils. Tigrishka l'observait avec dans ses yeux violets une sollicitude qu'il ne pensait pas y trouver.

    — Ça va, chevalier ?
    — Ça ira ! Faut y aller ! D’un geste il indiqua la clairière ou les combats s’achevaient. Il faut les emmener à l’abri de la tempête.

    Il éprouvait les plus grandes difficultés à parler, mais le pire était son œil gauche enkysté dans sa coque de peau enflée, incapable de discerner quoi que ce soit. Il espérait que cette cécité n’était que temporaire, mais il n’avait guère le loisir de s’y attarder. Cahin-caha, ils débouchèrent sur le champ de bataille où les derniers ennemis étaient neutralisés. Allytah avait déjà pris la tête de ses troupes, distribuant les ordres avec efficacité. Chacun s’attelait à évacuer les lieux. Elle jeta un coup d’œil sur le couple qui émergeait du chemin.

    — Vite ! les héla-t-elle. Il est plus que temps de foutre le camp d’ici ! Elle leur adressa un geste de son bras d’acier. On n’a que trop traîné dans le coin !
    — Mais, et les cadavres des nôtres ?

    La question venait du Dauphin qui attachait Schiscrim dans le chariot malmené par la bataille entre Snabbay et les doncykus. L’Hyksos, toujours sous sa forme lupine, sa robe d'albâtre poisseuse d'excoriation pourpre et noire dégorgeant de lourdes gouttes de sang artériel, approcha son mufle vers l'adolescent qui soutint la vision des crocs jaunâtres maculés de sanie organique.

    — On n'a pas le temps de leur donner les libations qu’ils mériteraient ! grogna-t-elle. On priera pour leur âme plus tard, maintenant, on doit décamper !

    Les monstrueux bras griffus s’emparèrent du Dauphin pour le hisser sur son épaule. Depuis son promontoire, il vit Heldar d’Avon se pencher en direction de Labouk qui gisait la face dans la neige. Le vieux paysan exécuta la gestuelle des quatre directions de ses doigts, puis il se saisit de la longe pour monter sur le dos d’Orage qui accepta sa charge sans protester.

    Allytah se rapprocha de Snabbay, appréciant d’un œil les impressionnantes balafres qui zébraient le torse de l’Hyksos. La gueule de la Noctule se plissa en une moue tracassée.

    — T’es sûre que ça va aller ?
    — Ne t’inquiète pas pour moi ! La louve souffla un large nuage de condensation dans l’atmosphère qui se rafraîchissait à vue d’œil. Ça guérira. Les choses auraient pu être pires si ces bâtards avaient possédé des armes en argent !

    Allytah hocha la tête d’un air entendu puis enfourcha Foudre. Elle envoya un geste à l’intention de la caravane. La vague de gel fondait sur la canopée, congelant les aiguilles de lacicriox, glissant sur les branches des effreuls en des ondulations serpentines. La blancheur de l’humeur exsudée par la mucosité glaciale contrastait avec l’immense œil noir qui les surplombait, les contemplant avec une avidité infinie, impatiente de transpercer les chairs. Une brusque bourrasque manqua d'emporter les cynocéphales qui encadraient Eldridge et Tigrishka qui se hâtèrent à leur tour, fuyant cette haleine tranchante.

    Bientôt toute la bande dépenaillée, blessée, courut à toute allure. Les rafales décapitaient les troncs les plus hauts dans des miaulements terrifiants. Le grondement se métamorphosa en un hululement assourdissant. Les ténèbres aériennes avalèrent d’une seule bouchée les migrants. Les premières bombes de glace sifflèrent autour d’eux, puis pulvérisèrent des arbres centenaires, entraînant dans leur explosion des apocalypses arboricoles. Eldridge aboya des ordres aux cynocéphales dont les sens étaient débordés par la symphonie destructrice qui les environnait. Il canalisait la panique des canins en leur dispensant des encouragements, abritant sous les pans de son manteau les retardataires terrifiés. Tigrishka esquiva un tronc de plus de soixante pieds qui basculait dans un grincement sinistre. Les branches du vieillard monstrueux manquèrent de peu de balayer des cynocéphales que Tigrishka embarqua dans ses bras, les crochetant avec ses griffes.

    — Vite, vite !

    Elle s’époumonait dans le mur d’air gelé qui l’assaillait de toute part et étouffait même son odorat. Ses vibrisses souffraient le martyr, et elle craignait qu’elles ne se brisent comme du verre, congelées par l’action de cette redoutable vague de froid. Elle accéléra le rythme. Les poings de glace s’abattaient partout autour d'eux, les traquant avec une obstination qui finirait par l’emporter sur leur course échevelée. Elle n’eut même pas le loisir de chercher du regard Eldridge, prisonnière de la gangue de blancheur qui la cernait de toutes parts.

    À la tête de la colonne, Allytah avalait le chemin le plus vite possible sur Foudre, mais elle se rendait compte qu’elle ne parviendrait jamais à atteindre le Relai Ranfoyt qui jouxtait le Sentier des Pendus. Son œil fouillait, désespéré, les sous-bois noyés dans la chape de nacre. Les boules de glace s’écrasaient dans des explosions cristallines, brouillant encore un peu plus ses perceptions dans des paillettes de gel. Qu’un seul de ses obus la frappât, et son crâne éclaterait comme une calebasse trop mûre. Elle prit une piste à peine esquissée, un chemin de tangente pour se diriger vers une mince voie de salut. Une manœuvre de sauvetage se dessina dans son esprit alors qu'elle poursuivait sa fuite désespérée. Elle se pencha sur l’oreille de ferraille de Foudre. Le boucan des éléments mangeait ses mots. Elle hurlait de tous ses poumons, ses bronches griffées par l’air congelé des bourrasques qui la giflait de toutes parts.

    — Quand on sera arrivé là-haut…

    Elle désigna une anfractuosité dans un nœud de géants de trois immenses lacricioxs qui avaient grandis emmêlé, puis chu ensemble des décennies auparavant.

    — … Est-ce que tu peux déclencher l’ordre 06-DC-4F ?
    — Cela nous demandera beaucoup d’énergie, grésilla la voix électrique de Foudre. Mais oui, nous le pouvons. La toile protectrice atteindra quatre-vingts Klas de surface.
    — Parfait !

    Allytah éperonna sa monture. Elle se retourna pour beugler ses instructions à ses compagnons quand une bombe de gel se jeta droit sur elle, emportant dans son sillage d'épais branchages. Allytah dégaina son revolver et tira sur le projectile meurtrier en un clignement d’œil. La sphère cristalline explosa en une myriade d'esquilles coupantes à quelques pouces du crâne de la Noctule. Tenant toujours le cheval sous ses cuisses, elle vida le magasin de son arme et rechargea en une succession de gestes rapides, avant de le refermer le barillet d'un mouvement sec du poignet. Elle décocha six autres projectiles dont les traits brillèrent dans la tourmente. Les perles de gel qui fondaient sur ses gens éclatèrent et les shrapnels gelés étaient dispersés par les bourrasques. Allytah alimenta une seconde fois son revolver et lâcha une nouvelle bordée sur les menaces aériennes qui ciblaient la caravane. Elle hurla, avalant un air qui lui coupa la trachée, lui procurant l’impression qu’une myriade de chirurgiens fous disséquaient ses poumons.

    — Plus vite ! On a un abri ! »