dimanche 26 novembre 2017

    Cinoche B comme Bon... : Offscreen 2017 : Cannibales et Contes de Fées

    Apparu en marge du Festival Fantastique de Bruxelles, l’Offscreen dépoussière des pelloches rares et/ou peu connues du grand public. Une occasion donc pour s’abreuver à une autre source que celle des distributeurs classiques des multiplexes et de déguster des cinémas différents, de nous secouer dans nos habitudes audiovisuelles. La programmation – touffus comprenant autant des nouveautés que moult rétrospectives – ne m’a pas permis d’assister à toutes les projections, néanmoins j’ai pu découvrir quelques perles…



    1. Grave de Julia Ducornau (2017).



    L’œuvre d'ouverture de ce festival et en même temps la bête à hype du moment est-elle la hauteur de sa flatteuse réputation ? Pour ma part, je n’ai pas accroché à ce timide délire cannibale, la réalisatrice se refusant toute exagération propre à ce style de cinéma. Si la première demi-heure bien sociétale sur les bizutages en école supérieure de médecine annonce une ambiance anxiogène à base de rituels stupides, le reste demeure convenu, voire assez chiant.

    Comme c’est trop souvent le cas quand les français s’essaient au cinéma « de genre », la cinéaste se contemple en train filmer. C’est appliqué, parfois réussi, mais en général assez plat. La faute peut-être à un parti-pris graphique très faible – on est loin des décadrages, des focales déformantes, de l’emploi ingénieux du hors-champs et autres astuces qui font parties de la panoplie du réalisateur d’horreur – ce qui donne une consistance atonale à l’ensemble. Oui, c’est trash et vulgaire, mais cela ne suffit pas à transcender son sujet qui n’est qu’effleuré.

    La réalisatrice préfère perdre son temps à nous dépeindre les beuveries estudiantines dans toutes leurs décadences, échouant systématiquement à les utiliser pour nourrir son propos. Tous les acteurs mâchent leurs mots – une désagréable manie des dialogues « réaliste » qui plombe le cinéma « d’auteur » français – tant et si bien que je n’ai compris certains échanges qu’en lisant les sous-titres néerlandais. Le scénario ne décolle que vers la fin et la toute dernière image aurait pu servir d’incident déclencheur et nous emmener dans un autre film, plus perturbant.

    Une œuvre auteurisante, dans le mauvais du terme, qui a de plus à une fâcheuse tendance au fétichisme gratuit. Une projection dispensable, et ce n’est pas parce que c’est estampillé « de genre » et « réaliser par une femme » que cela en fait une merveille. En ce qui me concerne, dans un registre similaire, le Vorace d’Antonia Bird n’a pas encore trouvé d’équivalent dans l’excellence.

    2. La Belle et la Bête de Juraj Herz (1978).


    La rétrospective conte de fée tchèque m’aura permis de redécouvrir des adaptations de classiques pour le moins surprenantes, stylisées, souvent faites de bric et de broc, mais suffisamment audacieuses pour que l’absence de budget soit palliée par une inventivité de tous les instants. Cette version de la Belle et la Bête est une bonne entrée en matière, introduite par un préambule du réalisateur lui-même. Le recours à la fantasy n’a rien d’étonnant dans le contexte politique communiste de la Tchéquie de l’époque, la censure idéologique demeurant assez forte. Pourtant, les quelques échantillons de ce cinéma présentés à l’occasion de ce festival ont conservé une puissance d’évocation peu commune.

    Si le genre horrifique n’était pas permis, Juraj Herz se sera servi des contes pour laisser libre cours à ses envies de fantastiques et d’épouvante, conférant une aura maléfique au récit de Madame Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Oubliez donc la mièvre Bête de l’oncle Walt, car la première demi-heure décrit un monstre impitoyable. Dans une forêt toujours enveloppée de brume, la « Bête » — d’abord filmé comme un tueur en série de slasher, souffle et caméra subjective incluse — fond sur une caravane de marchands en un enchaînement d'attaques mortelles. La créature, un mélange d’homme et d’oiseau de proie, ne plaisante pas et ceux qui entrent dans son territoire le paient au prix de leurs vies.

    Mais la Bête ne serait pas grand-chose sans un décor à sa démesure. Le château déliquescent qui renvoie à une noblesse en fin de règne, évoque plus la Maison de Usher et E.A. Poe que les fanfreluches que l’on appose volontiers à ce conte romantique. Peuplée d’anciennes statues inquiétantes, de serviteurs mutiques constitués de suie et de marécages méphitiques, la demeure de la Bête n’eût certes pas déplu au Dracula de la Hammer. D’autant que le réalisateur joue dès qu'il le peut avec les zones d’ombre et le hors champ (coucou Grave…) pour instaurer une atmosphère de cauchemar. Idée originale : la déformation en Bête, en partie inexpliquée, semble provenir d’une malédiction ancestrale se transmettant de génération en génération ainsi que le suggère une série de portraits.

    Si l’histoire d’amour demeure convenue, fleuretant avec le ridicule le plus achevé, c’est qu’elle n’intéresse pas Juraj Herz que l’on sent plus impliquée dans la création d’une ambiance ténébreuse et dont les nombreux effets de style saisissant n’ont rien à envier aux films gothiques de Mario Bava. Malgré ses faiblesses, en partie imputable aux conventions du genre, cette adaptation conserve une aura aussi fascinante que la version de Jean Cocteau.


    3. La Petite Sirène de Karel Kachyna (1976).


    Cette œuvre pousse la bizarrerie un cran plus loin par un procédé esthétique simple et efficace. Ne possédant pas les moyens pour un tournage en milieu sous-marin, le réalisateur a décidé de se passer d’eau. Ainsi les acteurs évoluent-ils dans une faille, illuminée par un complexe système d’éclairage bleutée. Les mouvements lents, quasi hypnotiques qu’ils doivent exécuter pour bouger sont accentués par des costumes céruléens au tissu lourd. Ce dispositif achève de poser sur l’ensemble une ambiance onirique qui sied à merveille à ce conte.

    Plus proche de la version d’Andersen que de celle de l’oncle Disney, le film dégage une impression prononcée de mélancolie et de déréliction. Une curiosité à voir pour son travail sur les couleurs, ses décors et sa mise en œuvre très particulière qui – avec pas grand-chose – parvient à nous emmener dans un autre monde.


    3. La Bête de Walerian Borowczyk (1975).
     


    Longtemps victime des foudres de la censure, cette bizarrerie a été récemment rééditée sur galette numérique, depuis la rétrospective consacrée au réalisateur par le centre Pompidou. Variation érotique de La Belle et la Bête, le film s’ouvre sur une situation vaudevillesque au possible : un châtelain désargenté tente de sauvegarder son domaine en mariant son fils à une riche américaine. Pour être valable, la cérémonie doit être célébrée par un Cardinal, et dans un temps imparti. C'est donc un groupe de personnages, tous plus cupides les uns que les autres, qui se retrouvent à attendre Godot.

    Sauf que cette introduction n’est qu’un prétexte élaboré pour préparer le morceau de bravoure. Car en s’ouvrant sur des gros plans de sexe de chevaux à l’occasion d’une sailli, le réalisateur nous vend assez vite la mèche. Son propos tournera autour de nos rapports contrariés avec le sexe et notre inconscient pulsionnel. Et le conte éponyme dans tout cela ? Il intervient lorsque ladite fiancée – un peu niaise – découvre une étrange légende locale et commence à fantasmer sur les exploits de son héroïne qui aura tenu en respect une fameuse « Bête »… Le film éclate en une séquence hallucinante dans laquelle une jeune châtelaine est poursuivie puis prise de force par un loup-garou priapique. Si les effets de la créature demeurent sommaires, il faut avouer que la scène reste d’une efficacité assez troublante. D’autant qu'elle dure, s'allonge excessivement, accompagnée par une sonate pour clavecin répétitive...

    En effectuant des ponts par le biais du montage entre le songe et la réalité, usant d’une certaine forme de pensée magique, ce film ne cesse de s’adresser à notre inconscient – peut-être la fameuse « Bête »… 



    4. The Cat who wore Sunglass de Vojtech Jasny (1963)


    Une petite ville de la province de Tchécoslovaquie accueil une bande de saltimbanques comportant dans leurs rangs un magicien volubile, mais surtout un certain chat portant des lunettes de soleil. Le félin possède un pouvoir : son regard révèle la nature des gens qu’ils fixent, les teintant d’une couleur symbolique. Ceux que le sortilège touche ne peuvent pas s’empêcher de danser et de se perdre dans une folle sarabande.

    Fable sur le communisme, avec ses mesquins délateurs zélés qui se retrouvent soudain exposés, comédie enfantine et musicale, ce film c’est un peu de tout cela à la fois. La photographie et la mise inventive finisse par emporter l’adhésion et ce sont surtout les morceaux d'anthologie comme le spectacle de magie ou les scènes pendant lesquelles le chat révèle la « nature » de chacun qu’explose la créativité des artisans tchèques.

    Si tout cela s’avère assez léger – quoique la parabole soit tout à fait applicable à notre économie capitaliste –, ce n’en est pas moins un plaisir pour les yeux, d’autant que les acteurs s’y adonnent avec un vrai entrain, en particulier les gamins qui sonnent souvent juste.


    5. Valerie and her Week of Wonder de Jaromil Jires (1970)


    Le jour de ses premières règles, la jeune Valérie bascule dans un monde menaçant dans lequel la guette un étrange vampire qui ressemble à son père.

    Comme dans énormément films présentés dans cette rétrospective la mise en scène et le jeu des lumières flattent les yeux et l’on sent que les artisans ont l’habitude de créer des enchantements avec pas grand-chose sous la main. Il n’y a pas un photogramme qui ne soit pensé et composé avec soin. En revanche, il n’en est pas de même pour le scénario.

    Décousu à l’extrême, mais surtout incroyablement malsain vis-à-vis de sa juvénile héroïne exposé de manière un peu trop équivoque, cette œuvre prête le flanc à une critique virulente. Car si l’on aurait pu avec un pareil canevas obtenir quelque chose de fantastique, les trop nombreux moments de gêne, même pas justifié par une idée narrative, plombent l’ensemble.

    À la limite du fétichisme pédophile, Valérie… ne parvient pas à combler son ambigüité morale complaisante par une légitimation scénaristique, nous laissant avec un arrière-goût nauséabond dans la bouche.

    lundi 20 novembre 2017

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 22/25

    Illustration par Didizuka

    [Chapitre 1 : Le Chevalier]                                                           
    [Chapitre 16 : Ark'Yelïd]
    [Chapitre 17 : Des Adieux]
    [Chapitre 18 : Le Dauphin]
    [Chapitre 19 : Allytah]
    [Chapitre 20 : L'Arsenal]
    [Chapitre 21 : Chevaux d'Acier]

    Tigrishka éprouva un instant de lassitude. Elle ne s’était pas reposée depuis qu’elle avait combattu l’horreur qui avait dévoré sa sœur, noyant dans une surcharge d’activités les regrets qui la torturaient. Elle se flagellait de ne pas être intervenue plus tôt, mais elle n’avait pas eu les moyens de réaliser la gravité de la situation tant elle était occupée par les rescapés. L’organisation de l’abri grouillant d’une foule bigarrée ainsi que les velléités autoritaires de son frère Yvain l’avaient distraite plus que de raison. Lorsque le Dauphin la tira par la manche, interrompant son dialogue et le fil amer de ses pensées, elle esquissa un mouvement de défense, manquant d’envoyer une volée labourer les joues encore pleines du gamin. Elle devinait que sa queue s’ornait de poils hérissés. Le vieux Gobelin – Labouk – orienta ses yeux globuleux vers le jeune homme.

    — Qu’est-ce que tu veux ? gronda Tigrishka, s’efforçant de rentrer ses griffes dans leurs fourreaux de chair. Tu es guéri ? C’est très bien, mais je n’ai pas le temps de m’occuper de toi pour le moment…

    Le Dauphin ouvrit la bouche, mais seul un pitoyable miaulement s’échappa de ses lèvres. Le genre de cri que son père aurait fait jaillir de la gorge de cette Sylvestre arrogante. Il serra les poings de rage contre sa tunique. Il détestait ce voyage et ces gens malpropres lui déplaisaient au plus haut point.

    — Bon, tu ne peux pas encore parler, soupira Tigrishka en le toisant. Mais c’est pas une raison pour nous embêter !
    — Qui c’est au juste, ce mouflet ?

    Le Gobelin contemplait le Dauphin qui se sentait sali par le contact oculaire de cette créature de basse extraction. Tigrishka soupira de nouveau. Sa mère ne lui avait donné que des informations parcellaires.

    — D’après ce que j’ai compris, c’est le fils du roi Jehan.
    — Oh ! je vois… C’est vrai que ça va mal dans la capitale. Beaucoup de gens remettent en cause sa légitimité. Ça et les explosions de sigils piégés dans les rues… Mais pourquoi nous a-t-on amené le bâtard royal ? Après tout, il n’y a pas que des partisans de Jehan dans le coin, loin de là…
    — Ça, il faudra le demander à ma mère. Apparemment, elle le connaissait autrefois.
    — Impossible ! Pour qu’une Noctule comme elle connaisse le roi, il aurait fallu qu’elle participe à la guerre contre les Dieux Noirs contre son camp...
    — Tu y as participé, toi ?
    — Ouais, mais je n’étais que dans les postes reculés des marais. Et crois-moi que si j’avais ce putain de roi en face de moi, j’aurais deux ou trois choses à lui dire sur la présence de SES hommes dans NOS marais… Bref, je n’ai pas vu de Noctule.
    — Elle ne parle pas beaucoup de son ancienne vie, grommela Tigrishka. Elle nous a appris à nous battre, mais elle n’a jamais dit d’où elle connaissait tout ça.
    — Cette histoire pue. Crois-en un vieux Gobelin. Quand on en saura plus, crois-moi, on sera dans une telle mouise que cette soirée nous paraîtra idyllique. Pour ceux qui seront encore en vie, bien sûr.
    — De toute façon, on n’a pas le choix, il faudra faire quelque chose pour Vanakard.
    — Cet imbécile…

    Le Dauphin en avait assez de cette conversation qui attisait les braises de sa migraine. Il tira de façon plus insistante sur la manche de Tigrishka. Elle lui jeta un regard noir, ses babines se retroussant sur ses crocs. Elle s’empara de sa main.

    — On se retrouve dans le grand réfectoire, Labouk. Réunis les hommes de ton clan. Je crois que tu vas savoir de quoi il retourne.
    L’attention de Tigrishka se focalisa enfin sur le Dauphin.
    —    Quant à toi, tu m’accompagnes !

    Elle l’entraîna à sa suite. Le Dauphin tenta bien de s’arracher à sa poigne, mais les coussinets de la Sylvestre s’étaient transformés en un étau qui l’enchaînait à elle. Il grogna du mieux qu’il put, protestant contre ce traitement, mais rien n’y fit. Tigrishka traversa une volée d’escaliers et des couloirs étroits uniformes. Lorsqu’il réalisa qu’elle l’avait lâché dans une immense pièce enfumée, une dizaine de visages rougeauds le dévisageaient. Il distingua d’énormes casseroles à travers une épaisse bruine de cuisson, siège d’une intense activité volcanique. Des silhouettes vaporeuses s’agitaient en tous sens en un vaste ballet chaotique. Bientôt, une cohorte d’êtres se dirigea vers eux. Il essaya de filer, mais la Sylvestre, attentive au moindre de ses mouvements, lui coupa toute échappatoire.

    Des matrones, de vieux briscards aux oreilles mâchouillées, des visages zébrés de cicatrices et de rides, des Gobelins verruqueux le cernèrent de toutes parts. Cette horde puant la graisse, les émanations de cuisson et la sueur rance, se poussait des coudes, s’amusant de lui, se nourrissant de sa désorientation passagère. Des rictus cauchemardesques tordaient leurs bouches grotesques aux dents manquantes. Quelques lagomorphes impassibles débitaient des légumes à une effrayante vitesse à l’aide de leurs incisives démesurées. Ils portaient tous des tabliers blancs. Ils relevaient parfois les yeux pour apercevoir la nouveauté qui distrayait la vie de la cuisine avant de retourner à leurs occupations. Une lueur d’intérêt malsaine pétillait au fond du regard de tous ceux qui cernaient le Dauphin. Il retint une très forte envie de chier. L’odeur nauséabonde qui l’enveloppait provoqua un haut-le-cœur qu’il contint avec un effort de volonté, ravalant la bile âcre qui remontait de son estomac.

    — Vous aviez besoin d’un apprenti ? Je crois que ce garçon doit se faire une petite idée de l’existence.

    Le Dauphin ne savait plus où se mettre. Il tenta de s’éloigner du groupe d’adultes, mais le plus grand d’entre eux s’approcha de lui.

    — C’est qui cette croquette ?
    — Peu importe. Faites-lui faire le service.
    — Écoute, Tigrishka, on est tous redevables d’une façon ou d’une autre à ta mère, mais on aimerait pouvoir retourner à la surface. Surtout, je n’ai pas les dons de ton pè…

    Tigrishka tendit la patte vers lui. Elle contempla le visage sévère du lagomorphe.

    — Je n’ai pas encore eu le temps de le pleurer. Il n’y a que ma mère et le Chevalier qui savent ce qu’il faut faire pour Vanakard. En attendant, autant manger un peu et s’organiser. Je vais voir les clients dans la grande salle. D’ici à ce que tout soit prêt, tu peux faire travailler « la croquette ».

    Les hommes, les femmes et d’autres créatures se serrèrent autour du Dauphin qui frissonna dans ses chausses. Le plus imposant des cuistots lui adressa un sourire torve. Il s’empara des mimines royales de ses puissantes pognes rêches.

    — Mes gens ! Alors toi, tu n’as jamais dû bosser un seul jour de ta vie. C’est quoi ton blaze ?

    Le Dauphin gargouilla une éructation à peine sonore. L’homme pencha sa tête, faisant semblant d’écouter puis il émit un long rire tonitruant. Il haussa les épaules et se tourna vers ses ouailles.

    — Eh bien ! Je ne pense pas qu’on en tirera grand-chose. Je vais t’appeler « la potiche ». Bon, la potiche, tu vas prendre les plateaux et commencer à faire le service. C’est peut-être la fin du monde, mais on ne partira pas le ventre creux. Il n’y a rien de tel qu’un gueuleton avant de se foutre sur la gueule !

    Ce faisant, le gros cuistot le conduisit en le poussant vers une longue file de plateaux bourrés d’écuelles en terre dans lesquelles clapotait un rata fumant indéfinissable. Chacun épiait ses réactions avec un intérêt gourmand, mais le Dauphin ne pouvait se résoudre à exécuter les besognes des esclaves.

    — Eh bah ! Allez, la potiche ! C’est pas bien compliqué, tu sais ! Tu prends les plateaux, tu les descends dans la salle qui se situe juste à ta droite après l’escalier. Vas-y. Allez !

    L’homme lui colla une tape au derrière qui résonna dans toute la pièce. Le Dauphin poussa un petit cri étranglé de surprise. Ses fesses le chauffaient et il bouillait de rage sous le coup de l’humiliation. Observant avec défiance le cuistot et ses sbires, il s’empara de sa charge, redressant la tête. Le poids le décontenança, mais il se força à conserver une allure princière. Son attitude altière stupéfia ses tourmenteurs qui se turent avant de retourner à leurs tâches. Le Dauphin se plierait à leur volonté, le temps de recouvrer sa voix. Puis il userait de son autorité naturelle pour mettre tout ce beau monde sous sa coupe, se vengeant dans la foulée de la Noctule et de Tigrishka.

    Il descendit une volée d’escaliers en colimaçon, ses bras l’élançant sous le poids du plateau. Derrière lui, il percevait des mouvements d’autres personnes qui l’accompagnaient pour faire le service. Les plans de l’abri le déconcertaient. Tout lui paraissait illogique par rapport au palais de son père. Le jeune garçon flottait dans une imprécision déroutante, mais paradoxalement, il avait enfin trouvé un but à son existence, une donnée qui le sublimait et conférait une certaine importance à ses gestes. Il avait traversé un tunnel angoissant pour en ressortir grandi. La Noctule lui avait presque rendu service en l’attaquant.

    Il déboucha dans la grande salle du réfectoire. L’endroit s’étendait à des lieux de distance et la foule bigarrée échappée de l’auberge ne parvenait pas à le remplir. Ils s’étaient tassés entre eux dans un réflexe grégaire, n’occupant que quelques tables dans le coin droit. La luminosité artificielle lui perçait les rétines, titillant encore la douleur qui chatouillait son front depuis son réveil. Il posa le plateau devant un vieux lagomorphe qui bavait un peu. La créature humanoïde le remercia d’un signe de tête sans le reconnaître. Les quelques autres serviteurs distribuaient aussi les plats devant les gens qui s’attablaient aussitôt, engloutissant le rata et l’hydromel, mastiquant bruyamment leur portion tout en jetant parfois des interjections au sujet de la politique locale et de leurs inquiétudes.
     

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    Un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance...



    dimanche 5 novembre 2017

    Bibliothèque des Ombres : Kekkô Kamen/Gô Nagaï

    Retour de quelques critiques... Et intéressons-nous ici à du manga patrimonial avec tout le délire dont est capable notre ami Gô Nagaï...
     


    3 vol.
    Traduit par Jérôme Pénet, Gaëlle Garcia, Melissa Millithaler… [… et al.]
    Col. : Go Nagaï collection

    Parmi les grands mangakas, Gô Nagaï demeure l’un des plus étonnants trublions du lot. Assez peu disponible en français jusqu’à récemment, le créateur d’un certain Goldorak – et de la pérennité des colosses d'acier dans le territoire des « fromages qui puent » — possède pourtant une œuvre aussi imposante que son homologue Tezuka. Si les géants de fer constituent son versant le plus commercial qu’il exploitera sous différentes déclinaisons, le côté « polisson » n’en est pas moins important et regorge de pépites sadiennes réjouissantes. Un sillon érotique acidulé qu'il ne cessera de labourer. Après la cyborg Cutie Honey chez Isan manga, c’est au tour de cette Kekkô Kamen d’être traduite par les éditions Black Box, lesquels commencent à se bâtir un catalogue assez vaste des récits de l’auteur.

    La fesse rebondie et égrillarde, c’est une longue histoire d’amour pour un Gô Nagaï volontiers provocateur, titillant par ce biais ses concitoyens conservateurs pour gentiment leur secouer le cocotier. Une de ses premières séries L’École Impudique aura outré les associations de parents d’élèves, horrifiés que leurs têtes blondes plongent avec délectation dans les délires parfois bien corsés du dessinateur. Déjà on retrouve son goût prononcé pour l’érotisme sadique, mais aussi son irrépressible envie de concasser le système éducatif à la moulinette de la satire. Chez Gô Nagaï les professeurs sont des lubriques forcenés – même les femmes… – prêt(e)s à tout pour dénuder des créatures nubiles souvent complaisantes. Si la comédie demeure l’argument principal de ces envolées délirantes, le lecteur n’est pas à l’abri d’une rupture de ton assez violente, l’auteur n’hésitant pas le cas échéant à orchestrer le massacre intégral de ses protagonistes avec une cruauté hallucinante [1]. Gô Nagaï appartient à la famille de ces artistes ayant fréquenté la guerre d’un peu trop près et qui ont développé un regard lucide sur l’homme, même si cela se dissimule derrière le masque de la grivoiserie débridée.

    Ce qui frappe dans les premières œuvres de Gô Nagaï c’est le graphisme brut de décoffrage : le trait appuyé, les personnages raides et le sens des proportions ou de la perspective à l’avenant pourront déstabiliser ceux qui ne jurent que par la virtuosité du dessin. Mais la force de l’auteur est à chercher ailleurs que dans une esbroufe technique qui couvre souvent mal la vacuité du fond. Tout comme Tezuka, ce qui intéresse Gô Nagaï c’est le récit et le découpage. De ce côté-là, c’est une réussite absolue. Les pages se tournent à grande vitesse sans que jamais l’œil ne se perde dans les cases. Et même son aspect esthétique – fruste au premier coup d’œil – devient une qualité tant il exploite ses faiblesses pour en tirer une puissance narrative, une économie de moyen au service de son propos. « Cette écriture » sans fioriture lui permet d’accentuer la caricature en dessinant de véritables trognes cassées sans craindre l’excès.

    Kekkô Kamen prend place dans le lycée Sparte, un institut qui forme ses élèves pour avoir un taux de réussite de 100% aux examens. Néanmoins, ce succès se paye avec une discipline de fer qui comprend des châtiments corporels d’une rare violence. Prisonnier de cette école menée à la baguette par un directeur masqué – La Griffe du Pied de Satan (oui, oui…) – les étudiants n’ont de plus aucun contact avec l’extérieur. Tout va pour le mieux dans le pire des mondes jusqu'au jour ou une super-héroïne ne portant qu’un masque en guise de tout vêtement s'oppose aux sévices humiliants de la gent enseignante, usant de son nunchaku pour corriger les malandrins…

    Le récit s’articule autour des sauvetages de Kekkô Kamen en opposition aux professeurs et à quelques détectives embauchés par le directeur pour découvrir la véritable identité de celle-ci. Les épisodes sont l’occasion pour l’auteur de se livrer à quelques expérimentations graphiques, brocardant pas la même occasion un système éducatif tourné vers l’obsession de la performance, ce qui n’est pas sans créer une belle collection de névroses. Une pédagogie mortifère reproduisant les pires travers du monde du travail à sa petite échelle que Gô Nagaï ne cessera de titiller au cours de sa carrière [2].

    Les principaux codes du super-héros – l’identité secrète, le masque – sont utilisés comme enjeux, à cette différence près que Go Nagaï inverse le processus. Ainsi, c’est le corps qui est dévoilé, mais pas le visage… ce qui pose quelques problèmes pour découvrir la personne qui défie l'autorité, avec toutes les situations les plus scabreuses et grivoises que l’on imagine. D’autre part, l’antagoniste n’est lui – littéralement – qu’un masque. L’héroïne se sert souvent de son sexe pour méduser et enchanter dans le même temps ces ennemis. L’auteur utilise à plein rendement le tabou qui entoure cette partie de l'anatomie féminine dans nos sociétés. À cette inventivité dans le détournement des stéréotypes répondent une kyrielle de clins d’œil, la plupart des « méchants » reprenant des figures populaires de la BD nippone de l’époque comme Astro-Boy (Osamu Tezuka), Kitaro le Repoussant (Shigeru Mizuki), Kamui-Den (Sanpei Shirato)…

    Pourtant Go Nagaï échoue toujours à clôturer ses récits et l'ensemble s’enferme dans une mécanique fastidieuse. Et le sentiment d’inachèvement devient encore plus prégnant lors d’une fin bâclée qui aurait mérité un développement plus conséquent et dramatique. Ces menus défaut ne doivent pourtant pas faire reculer le lecteur curieux qui se priverait ainsi d’un auteur dont le joyeux anarchisme rabelaisien tranche avec l’insupportable vague de politiquement correct actuel. C’est avec une énergie communicative que Go Nagaï vous embarquera dans ses délires rocambolesques, sans se soucier une seule seconde de répondre aux desiderata des censeurs de tous poils.

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    [1] — Entre autres ruptures de ton glaçantes de violence et de crudités, je citerais le massacre de l’école dans Cutie Honey mais surtout la fin d’une brutalité hallucinante de Devilman avec sa horde de lyncheurs ivres de haine et d’imbécilité lâchée sur toute une famille, une scène que Go Nagaï déroule jusqu’à son atroce conclusion : la tête des personnages principaux placés sur une pique !

    [2] — L’école Impudique ne parle que de cela sous une bonne couche d’humour, bien que l’absurde l’emporte la plupart du temps.