mardi 13 décembre 2022

    Les Chroniques de Yelgor : chant deuxième : La Nuit du Fer-Vivant : L'Unique

    Après m’être penché un long moment sur Ethel Arkady, je reviens aux Chroniques de Yelgor avec certaines joies pour vous partager une toute nouvelle illustration de Didizuka. Celle-ci s’est imposée à l’occasion d’une discussion avec la dessinatrice : à quoi ressemble la croix de l’Unique, cette religion qui lie les différentes seigneuries du royaume ?

    Grâce à Didizuka, je le sais ! De mes explications un peu embrouillées – en effet, à l’inverse des récits mettant en scène ma redoutable féline, le monde de Yelgor demeure flottant, sujet à toutes les possibilités qui me traversent l’esprit – elle a créé cet étrange symbole qui renvoie au rigorisme catholique, tout en étant quelque chose d’autre, de plus bizarre, inquiétant, gothique…

    Cette image constituera un bon point de départ pour un prochain chapitre…


    mercredi 9 novembre 2022

    Les Aventures d'Ethel Arkady : Pornopolis - Aux Bains ! - Teaser Final (by MakuZoku)

    Enfin, après une longue gestation voici un léger aperçu de la petite séquence BD qui s’insère dans la vaste intrique de Pornopolis, toujours réalisée par MakuZoku. C’est un plaisir sans prix de voir un univers sur lequel on travaille depuis plus de dix ans prendre vie.

    MakuZoku constituait une évidence pour cette scène complexe, dans laquelle la gestion de l’action était couplée à celle des sentiments contradictoires qui agitent nos deux duettistes. Je souhaitais que les « visages » des protagonistes de ce duel, qui s'achève sur une apothéose charnelle à forte teneur pornographique, soient un élément capital dans la mise en scène. D’où mon intérêt pour un style (sur)expressif.

    L’ensemble me plaît tellement que je sortirais un comics séparé du roman. D’autant plus que MakuZoku farfouillera encore dans le vif des tripes de la dangereuse féline.

     

    À propos de la couverture : Après quelques expériences plus ou moins réussies, nous avons choisi ces couleurs plutôt « pétantes » qui se rattachent d'une manière cinématographique à l’univers lovecraftiens, notamment via le film From Beyond de Stuart Gordon – qui apportait un zeste d’érotisme sadique dans la mythologie très chaste (en apparence) de l’écrivain – mais aussi la récente adaptation de la Couleur tombée du Ciel de Richard Stanley, dans laquelle la teinte magenta / cramoisie dévore peu à peu l’écran. Ces étranges nuances correspondaient donc bien à l’ambiance de Pornopolis, d’autant plus que les radiolaires et autres cnidaires disséminés dans les planches et le récit ne sont pas là que pour être décoratifs...







    Ethel Arkady prisonnière des vampires en 1929…  

    Akemi Himiko prisonnière des Tokugawa en 1580

    vendredi 21 octobre 2022

    Les Aventures d'Ethel Arkady : 100 Cercueils (01)

    Après un mois de vacances pour me remettre des émotions de l’année écoulée, je reprends les rênes de ce blog, malgré le fait qu’entre mes différents projets et mes obligations pécuniaires, il m’est de plus en plus difficile de rédiger des articles, ainsi que j’en avais l’habitude.

    Pour compenser cela, je vous offre en avant-première l’introduction de la genèse de celle qui deviendra Ethel Arkady. Destiné à un public adolescent, ce nouveau roman ne délaissera pas pour autant la cruauté inhérente à la saga, bien que les incursions dans le gore en seront, évidemment, absentes (ou pas ?). 

    L’illustration d’ouverture n’a pas grand-chose à voir avec cette histoire, mais c’est l’une des rares images montrant une Arkady pas encore diminuée par ses nombreux combats.

     Je vous souhaite une bonne lecture. 


    1. L’Éveil.

    Elle hurla dans les ténèbres.

    Une surface dure lui heurta le haut du crâne. Elle glapit. Ses yeux nyctalopes ne perçaient même pas cette obscurité totale. Dans un moment de panique, elle songea qu’elle était morte et que ceci était son enfer personnel. Pourtant, elle respirait et le goût d’ammoniaque qui lui envahissait la bouche attestait du contraire. Elle déglutit pour avaler une boule de glaire lourde, compacte, qui pesa sur son estomac. Elle tirait la langue de soif, mais dans cet espace clos elle ne trouvait nulle source d’humidité.

    Elle se tourna à droite, à gauche, se cognant aussitôt contre les parois de sa prison. Ses mains touchèrent les côtés de ce qui ressemblait de plus en plus à une boîte en bois mal dégrossi. Une ignoble angoisse l’étreignit quand elle réalisa qu’elle gisait dans un cercueil. Avait-elle été enterrée vivante ? Elle ouvrit la gueule pour hurler, mais aucun son n’en sortit. L’horreur de la révélation lui compressait tant la gorge que le cri restait coincé dans ses entrailles. Avec toutes les difficultés, elle contint sa vessie. Elle invoqua ses premières leçons d’arts martiaux, ravivant le souvenir de son père, Jorge.

    « La première chose qu’apprend un guerrier est d’apprivoiser la peur. Si l’angoisse plante ses griffes en toi, alors elle te transformera en une proie impuissante. Pour la dompter, tu dois contrôler ta respiration. C’est dans ton souffle que tu puiseras le courage d’affronter la mort. »

    L’immensité du désert les entourait. Ils discutaient des heures durant, à l’ombre des falaises rocheuses sculptées par les éléments déchaînés avec pour seuls témoins les serpents, les scorpions et les cactus. Jorge lui avait enseigné les bases des arts martiaux bubastis. Il achevait ses explications d’un léger coup de son index griffu dans son sternum, puis il l’enjoignait à suivre son exemple.

    « Respira, ma pequeňa espina ! »

    Elle repensait à lui, à sa voix qui l’apaisait, la purgeait de ses vives  passions. Après deux expirations, elle écarta le voile grisâtre de la terreur comme une énorme toile d’araignée. Sa première hypothèse se confirmait : elle était emprisonnée dans un cercueil. Elle humait les fragrances de sève encore fraîche, entendait les grignotements discrets des larves xylophages et ressentait la morsure des minuscules échardes qui lui rentraient dans les fesses et la queue.

    Une imperceptible brise s’infiltrait dans la caisse, caressant ses vibrisses. Elle n’était pas enterrée six pieds sous terre, ensevelie parmi les victimes anonymes du bombardement de Monterrey. De ces heures, elle ne se souvenait que des cris, du sifflement de boulets de canon et des projections des corps déchiquetés par la fureur de l’acier. Qu’était-il advenu de ses parents, Jorge et Viridiana ? Elle fouillait dans sa mémoire, mais celle-ci était bouché par les maisons délabrées, les explosions et les blessés qui erraient dans les rues, hagards. Accompagné par sa mère, elle défendait la ville contre les vampires qui se repaissaient des vivants grâce à la fureur des combats. Un boulet de canon avait touché un mur à quelques pas d’elles. Elles avaient été projetées à une dizaine de pieds dans les airs. Une brume cramoisie entourait la frénésie des affrontements, s’opposait à son investigation.

    Sortir ! Elle devait sortir de là ! Elle ignorait tout de l’endroit où ses ennemis l’avaient placée, mais comme le lui avait appris son père, l’arme la plus efficace d’une guerrière de Sekhmet ne demeurait pas dans sa force, ni même dans sa vitesse, mais dans sa capacité à tisser des liens étroits avec son environnement, à en conjuguer des éléments a priori sans rapport pour les transformer en une combinaison mortelle. Cette révélation en amena une autre, elle se souvenait de son nom, celui qu’elle avait choisi lors de sa première cérémonie devant la Déesse : Espinoza Jorge Viridiana de Monterrey.

    Elle força ses griffes à rentrer dans ses phalanges et inspira profondément. Son poing gauche cogna le couvercle de bois. La douleur du choc rayonna jusqu’à son épaule. Elle serra les dents et frappa, encore et encore, ponctuant chaque coup d’un feulement rauque. Elle oblitéra de sa conscience les élancements de ses phalanges tuméfiées et le sang qui en jaillissait. Le bois du couvercle gémissait à chaque impact. La souffrance atteignit son paroxysme lorsque sa main creva enfin le toit de sa prison. L’espoir gonfla sa poitrine et elle écarta la brèche avec des mouvements fiévreux, spasmodiques. Dans sa précipitation, elle récolta une kyrielle d’échardes dans ses coussinets palmaires, mais elle n’en avait cure. Le bois se délitait et bientôt son museau émergea à l’air libre. Elle rugit de soulagement.

    La luminosité de l’astre nocturne l’éblouit. Elle cligna deux fois des yeux, le temps que ses iris s’habituent à la majesté argentée de Khonsou qui régnait sur un firmament ponctué d’étoiles. Une bouffée d’air frais la revigora Les contours du paysage, de taches aléatoires, masses d’ombres indistinctes, se muèrent en une série de falaises minérales d’une netteté aveuglante. Elle réalisa qu’elle avait quitté une prison pour une autre. Devant elle, à plus de deux cents pieds, elle apercevait des gradins creusés dans la pierre. Des formes humaines occupaient ceux-ci, les yeux fixés sur la plaine. Alentour, elle contemplait un champ de cercueils semblables à celui dont elle s’était extirpée. Des cris et des pleurs étouffés s’échappaient des boîtes closes. Autour de cette sinistre arène, elle dénombra une dizaine de soldats dont l’uniforme bleu et le képi se découpaient dans la nuit. Ils brandissaient un mousquet à long canon équipé d’une baïonnette vers les enfants éveillés. Ils surveillaient avec une attention particulière Espinoza, mais aussi les autres prisonniers. Elle frissonna sous les regards des gardes qui convergeaient vers elle. La chemise informe, en bure, dont elle était couverte lui irritait sa peau. Un pantalon de la même matière était maintenu serré au niveau de ses hanches par une corde de chanvre. Ses ravisseurs avaient pensé à sa queue préhensile et pratiqué un trou afin de la libérer. Elle battait les flancs d’Espinoza, trahissant son humeur exécrable.

    Elle posa deux pattes en dehors de son cercueil. Un tiraillement métallique contracta son bas-ventre et elle se courba pour atténuer cette sensation qui tendait sa peau et elle se demanda l’espace d’un instant si elle n’avait pas été blessée dans les explosions qui avaient pilonné la ville de Monterrey. Cette douleur sourde distilla en elle une angoisse filandreuse. Elle redoutait que ses ravisseurs, usant d’une magie impie, aient ajouté ou enlevé quelque chose à son intégrité physique. Elle repoussa ces déplaisantes pensées en se se concentrant sur le paysage blafard et sinistre.

    Outre le champ mortuaire, les gradins – décorés par des mâts sur lesquels flamboyait le drapeau des États-Unis – une imposante falaise de plus de mille pieds bouchait l’horizon. Elle s’étendait en un cirque qui ceinturait la zone. Dans les plis de cette draperie de pierre, elle distinguait des reliefs à angles droits qui lui évoquaient des terrasses ou des baraquements creusés à même le roc. Elle se souvenait avoir déjà exploré ce genre de construction avec des gamins de son clan. Ces ruines avaient été abandonnées par une mystérieuse peuplade humaine : les Anasazis.

    Caïbodero, le mago de son clan, contait mille et une légendes sur les spectres qui hantaient les corridors jaunâtres de ces cités troglodytes, mais ces chimères ne possédaient pas d’autres objectifs que d’empêcher les plus jeunes bubastis de se perdre dans des furetages hasardeux. Sur la véritable histoire de ces troglodytes, Caïbodero demeurait élusif. Espinoza ne savait pas grand-chose, si ce n’est qu’ils avaient détourné de manière ingénieuse les cavernes constellant les falaises à leurs profits. Le roc offrait une protection aux ardeurs du soleil durant la journée et excrétait la chaleur emmagasinée pendant la nuit.

    Elle en conclut qu’elle n’avait pas quitté la terre de ses ancêtres, mais de toute évidence, elle était prisonnière de l’armée américaine. Elle avala la boule de crainte qui se nicha dans son estomac. Après tout, elle était une guerrière, même si elle n’avait pas encore trouvé son antagoniste totémique. Ses instincts de chasseuse avaient été affinés par les leçons de Jorge et elle lisait les accidents du terrain et en tirait toutes les informations nécessaires sur ses proies. Elle s’admonesta à la patience, puis analysa son environnement, traquant une brèche dans le système de ses ravisseurs.

    Les cercueils possédaient des numéros, tracé en peinture blanche à coups de pinceau grossier. Elle en dénombra une centaine. Le sien affichait un six dont la boucle s’enorgueillissait de postillons bulbeux. Espinoza perçut un craquement derrière elle, puis une caisse mortuaire vibra, à soixante pieds d’elle. Une humaine d’un âge similaire au sien en écarta le couvercle sans effort apparent. Elle grimaça quand une morsure lui tarauda le bas-ventre, puis se redressa, humant l’air avec une expression extatique sur le visage, comme si ce décor cauchemardesque représentait la somme de ses désirs les plus chers. Elle portait sur les épaules la tunique informe de rigueur. Ses longs cheveux roux dansaient au rythme des bourrasques qui balayaient cette large cour circulaire. Ses yeux de glace se heurtèrent à ceux d’Espinoza et se teintèrent d’un souverain mépris.

    Espinoza n’eut guère le temps de s’attarder sur ce phénomène que d’autres cercueils remuèrent. Cette mise en scène macabre constituait une sorte de sinistre rite de passage qu’elle et « Yeux de Glace » avaient réussi. Elle entendait les cris désespérés d’un gamin dont la prison mortuaire, un gros huit peint sur sa surface, bringuebalait à sa droite. Elle avança avec l’intention de l’aider, mais deux mousquets se tendirent dans sa direction. Elle capta le cliquetis du chien que l’on enclenchait et battit en retraite, les mains en l’air.

    Le visage mutin d’Yeux de Glace se plissa en une moue d’agacement et de moquerie devant son geste altruiste. Espinoza en conclut qu’elle participait à un jeu pervers, une abomination où l’on n’accordait que peu d’importance à la vie. Elle se révélait incapable d’intercéder dans le cours de cette cruelle épreuve. Eût-elle possédé la maîtrise de la Célérité Accrue – cette faculté de « vibrer » qui accélérait la vitesse de déplacement des bubastis –, qu’elle aurait libéré le prisonnier, mais elle était aussi dépourvue que les enfants qui hurlaient dans la nuit. Et cela la frustrait. Ses griffes dardaient hors de leurs caches de peau et elle se lacérait les bras sans s’en rendre compte. Des gouttes cramoisies s’écrasaient autour d’elle, formant de minuscules flaques qui attiraient les mouches à ses pieds.

    Bientôt une, puis deux, puis trois têtes émergèrent à l’air libre. Certains arrachaient le couvercle avec une facilité déconcertante pendant que d’autres tambourinaient un long moment sur le couvercle en s’égosillant de panique. Une fois que leurs yeux hagards eurent appréhendé le décor sinistre qui les cernait, ils se calmaient, plongeant dans une prostration désespérée. Cependant, une infime partie du groupe se félicitait de cette situation pour une raison qui dépassait complètement Espinoza. Chacun éprouvait une gêne, comme celle qu’elle avait ressentie, au bas-ventre. Si tous étaient frappés, ce n’étaient pas avec la même intensité, et quelques garçons, une fois les premières goulées d’air frais avalées, se pliaient en deux, recevant un coup de poing invisible dans l’estomac. Certains s’écroulaient un instant, expectorant de la bile. Espinoza ne s’expliquait pas ce phénomène et elle craignait d’en découvrir la raison.

    Sur le dos des prisonniers, elle remarqua une série d’inscriptions, et elle supposa qu’elle possédait les mêmes. Le garçon devant elle, plus grand d’une tête, possédait la notification suivante :

    « H-C-M-11 »

    Une fille qui se noyait dans ses larmes avait reçu, elle, cette annotation sibylline :

    « H-C-F-62 »

    Et une kyrielle d’autres codes du même type. Espinoza y devinait une sombre logique à l’œuvre, une manière de départager l’homogénéité du groupe pour mieux le diviser. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé entre le moment de son réveil et celui de ses compagnons d’infortune, mais elle avait la sensation que l’aube se levait sur cette longue nuit d’épouvante. Presque tous les gamins s’étaient extirpés hors de leurs cercueils. Une minorité, dont « Yeux de Glace », arborait un port de tête auquel Espinoza accolait l’adjectif « d’aristocratique ». Ils n’avaient pas subi la terreur d’un réveil anxiogène, à l’inverse d’une majorité de leurs camarades d’infortune.

    Le prisonnier du cercueil voisin hurlait toujours, incapable de soulever le couvercle. Il s’abîmait les poings dans des gesticulations désespérées. Comme elle était entourée par ses congénères d’infortunes et que tous demeuraient au mieux surpris, au pire choqués par ce que leur arrivait, Espinoza réfléchit à une manière de se rapprocher du captif sans attirer l’attention des gardes. Pour se fondre dans la masse des têtes blondes, elle usa d’une marche d’escrime. Son torse conservait une position rectiligne, se confondant avec celui de ses compagnons en attente. Elle glissa vers son objectif. Une fois qu’elle eût franchi une distance convenable, elle tendit sa pattes antérieure droite, puis frappa par deux fois le couvercle. Dans le brouhaha de cris, de pleurs et de supplications, personne ne perçut son geste de coopération. Dès que le bois craqua, elle s’éloigna de deux pas. Personne, pas même les gardes, trop occupés à surveiller le mouvement de la masse humaine, n’avait avisé sa manœuvre. Un léger sourire de satisfaction révéla ses canines acérées.

    Des doigts boudinés, constellés d’échardes, achevèrent d’agrandir la crevasse d’Espinoza. Une tête joufflue, rendue encore plus enflée par les cris de paniques, jaillit hors de la boîte. Une fois ses premières goulées d’air prises, il ravala ses larmes et la morve qui dégoulinaient de son nez épaté pour inspecter les environs. Son visage se contractait sous l’effet de la terreur, ses iris aux nuances d’écorces cherchaient à ordonner le tableau qui se présentait à lui, tout comme Espinoza. En dépit de la graisse qui dégouttait de tous ses membres, et de sa maladresse, l’intelligence pétillait dans les yeux de ce garçon. Espinoza le nota dans un coin de son esprit. Elle lui adressa un sourire de connivence qu’elle espérait chaleureux pour alléger la peine monstrueuse qui pesait sur les épaules du « Numéro Huit ».

    Des soldats inspectèrent les rangs, distribuant parfois des coups de bâton pour corriger la posture des gamins qui frissonnaient sous le vent glacial. Les pâles rayons de soleil, qui apportaient des touches d’ocre, d’orange et de jaunes, ne réchauffaient pas les corps lacérés par la bise. Espinoza constata avec soulagement que le Numéro Huit l’imitait. Le soldat, qui anticipait la délicieuse mortification du garçon bedonnant, tourna les talons en grommelant. Excepté quelques gémissements, le silence régnait sans partage.

    Tous attendaient un signe qui advint quand le plus haut gradé, bardé comme un sapin de Noël de décorations cliquetantes, se dirigea vers les gradins. Les minuscules ombres toisant la masse des enfants discutèrent un moment, puis l’une d’entre elles colla son visage austère de pâtre devant un porte-voix de cuivre vissé dans la pierre antédiluvienne.

    dimanche 21 août 2022

    Dessin du Dimanche : Une chevauchée dans le Royaume de Yelgor

    Un retour à l’aquarelle pour une illustration qui sera utilisée dans le cadre d’une animation autour du jeu de rôle. Celle-ci s’adressant autant aux amateurs de ce loisir qu’aux néophytes, j’esquive les poncifs des guerriers agressifs et des petites pépés en « bikini-chaimail »[1] pour une ambiance plus posée, qui invite à la contemplation et au voyage plutôt qu’à la confrontation.

    Je souhaitais aussi exposer en une seule image plusieurs genres phares du loisir, d’où la présence du vaisseau spatial qui oriente la composition vers la science-fantasy, une sous-catégorie de la SF dans laquelle se range ma propre sage des Chroniques de Yelgor. Cette vision s’intégrerait parfaitement dans cet univers, dans lequel la magie ne joue qu’un rôle marginal, quand elle n’est pas d’origine technologique.

    Cette envie d’une ambiance plus sereine me vient avec l’âge et la pratique du jeu. Mes goûts en la matière se portent de plus en plus vers des scénarios moins axés sur le combat et plus sur la négociation, sur les rapports entre les personnages et cette image exprime ce changement de paradigme.


    Voici les différentes étapes par lesquelles je suis passé :

    1/ En premier lieu, une série de croquis pour placer les personnages dans l’espace et réfléchir sur l’atmosphère globale du dessin. Comme je gambergeai sur cette image depuis un moment, je l’ai très vite trouvée. En les analysant à froid, je réalise aussi que mes compositions intègrent souvent un cadrage sur les diagonales additionné à plusieurs triangles qui s’entrecroisent pour orienter le regard du spectateur.

     

     

     

     

     

    2/ Un second croquis pour dégrossir la scène. À ce stade, je souhaite conférer un aspect intimidant à la femme-chat (une sylvestre dans le monde de Yelgor, je l’appellerai ainsi pour le reste de l’article). J’y renoncerai au fur et à mesure de mes réflexions et des différentes versions.


     





    3/ Encrage du croquis pour avoir une idée des masses sombres et claires, mais aussi pour préciser le dessin. La sylvestre possède toujours son bras mécanique, et elle a dégainé son épée. À la base, elle correspondait à un PNJ qui confrontait mes joueurs à la fin du scénario. Comme cette image a été créée pour du matériel de promotion, j’abandonnerai le côté « guerriére badass » au profit de quelque chose invitant plus à la contemplation. Cela se justifie d’autant plus que le combat contre cette sylvestre n’est qu’une option parmi d’autres et notamment celle de s’en faire une alliée.





    4/ Premier essai, pas vraiment concluant, pour notre protagoniste. Elle possède toujours son bras artificiel. Je l’effacerai dans les prochaines versions, mais je conserverai son équipement de base : épée, arc et carquois. Je modifierai son costume en fonction de mes recherches bibliographiques.







    5/ Pour le smilodon qui sert de monture à la sylvestre, j’ai lorgné sur les peintures de Charles R. Knight, mais je n’ai pas réussi à maîtriser mon trait, conférant au félin un côté tigre asiatique.

     
     
     
     
     
     
    6/ Après avoir dessiné le smilodon, je lui ai enfin accolé sa cavalière. C’est là que j’ai changé son aspect, optant pour une posture moins agressive. Le bras artificiel a disparu. Le harnachement, la tenue et l’équipement s’inspirent des cavaliers lourds turco-mongols du XIIe siècle. Seule la couleur de l’armure diffère, car j’ai employé le bleu pour détacher la sylvestre en vadrouille du reste de l’environnement qui baigne dans une palette plutôt chaude. Pourquoi un choix historique si précis ? Parce que je souhaitai esquiver le sempiternel chevalier moyenâgeux pour quelque chose de plus dépaysant. Une démarche qui est aussi au cœur Des Chroniques de Yelgor dans lequel je m’amuse à tordre les poncifs esthétiques du genre pour dépeindre d’autres ambiances.


    7/ Enfin, j’ai associé le tout dans le crayonné, cette fois au format A3.













    8/ Encrage réalisé au feutre. Celui-ci n’est pas indispensable, mais comme j’utiliserai l’aquarelle, et que le papier conçu pour cette technique est épais, je renforce le trait en prévision du transfert sur la feuille définitive via la table lumineuse. Je synthétise aussi quelques détails, car moins il y en a pour la pose des couleurs, et mieux c’est.










    9/ À l’aide d’une photocopie, j’ai réalisé un ombrage pour m’aider. Une étape un peu superfétatoire puisque je ne l’ai même pas achevé et que je m’en suis peu servi.


    vendredi 8 juillet 2022

    Les Aventures d'Ethel Arkady : Les Céruléens - couverture 01 (avec Syzygy)

    Une nouvelle Aventure d’Ethel Arkady est sur le point de voir le jour. Je vous propose donc un aperçut de la couverture. L’illustrateur Syzygy m’a aidé pour le crayonné, mais je m’occupe de l'encrage et de la couleur.

    Vu le sujet polémique de cette histoire, j’ai opté pour une approche allégorique plutôt qu'une pure représentation d'une scène du roman.

    Croquis de base.
     
    Crayonné de Syzygy

    Pendant l’encrage, j’ai transformé l’œil d’Arkady en un cristal, puisque à l’époque de ce récit, qui suit directement Vitallium25mg, elle n’a toujours pas retrouvé celui-ci. Comme j’écris Arkady de manière thématique et non chronologique, c’est parfois délicat pour les illustrateurs de se caler sur une représentation précise de la féline. Chacun à la sienne, ce qui me convient très bien, mais pour cette histoire, ce détail possède une certaine importance narrative.

    jeudi 9 juin 2022

    JDR Mania : Monster of the Week : épisode pilote ou comment je mène pour une partie...

    Un article particulier pour ce mois-ci puisqu’il ne sera pas question de ma chère Ethel Arkady, mais d’un de mes hobbies : le jeu de rôle. Je le pratique à présent de manière presque professionnelle en menant des parties courtes dans le cadre d’une animation en bibliothèque. Les circonstances de celles-ci impliquant un public de néophytes, de sexes et d’âges différents, j’ai gambergé pour tirer la substantifique moelle d’une séance de JDR en moins de trois heures, création de personnages incluse.

    Ce compte rendu est l’aboutissement de mes nombreux tâtonnements. En le rédigeant, j’ai réalisé que ma manière d’appréhender le résumé avec introduction des règles et les choix qui en ont découlé a suivi la méthode de Johan Scipion, l’auteur de Sombre.

    Et que puis-je dire, sinon que j’approuve cette manière d’aborder la matière d’une partie pour en extraire les éléments les plus pertinents. Je lui tire donc mon chapeau dans ce prologue.
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    Les Contes de l'Oculus
    Semi-Campagne MTOW : 
     
    Épisode Pilote :
    Libertalia !


    Dans le cadre de cette animation en bibliothèque publique, je cherchais un jeu avec des règles épurées afin de ne pas perdre de temps. Pas question de plancher sur les équations à deux inconnues typiques des mastodontes du genre comme Pathfinder ou Advanced Dungeons & Dragons. Je m’adresse à des néophytes, des gens qui souhaitent passer un bon moment, pas à des nerds drogués aux tableurs Excel [1]. Au départ j’avais choisi Tranchons & Traquons qui émule AD&D mais dont les règles sont bien dégraissées. Pour m’assurer une marge de manœuvre, j’avais établi deux scénarios déjà rodés par plusieurs parties [2].

    Meneur de Jeu minimaliste, je m’appuie surtout sur ma capacité à improviser et à construire des PNJs à fortes personnalités. Rien dans les manches, le moins d’annexes et autres aides de jeu sur la table, car ce sont parfois les pires ennemis d’un rythme soutenu : on les cherche, on ratiocine sur tel ou tel détail… Je préfère limiter les distractions. Pas de musique sauf parfois, au début un peu John Carpenter pour se mettre dans l’ambiance et du bon vieux Power metal quand les uppercuts valsent. C’est rythmé et cela donne le ton pour une séance de bourre-pifs.
     
    Depuis ma découverte de Sombre, mais aussi de Meute, mon casting d’antagonistes se compose de minuscules cartes que je garde sous les yeux, accessibles à tous moments de la partie. En outre, tout PNJ possédant des caractéristiques chiffrées a sa vie entre les mains des joueurs. Même si c’est un informateur important. En cas de décès inopportun, j’improvise une sortie par le haut pour mes joueurs.
     
    Les jets de dès fonctionnent pour une scène. Pour les combats les joueurs doivent absolument avoir coordonné leur stratégie AVANT celui-ci. Chez moi, un magicien n’a pas le temps de fouiller dans son livre en pleine bataille. Un combat, et c’est essentiel dans ma façon de maîtriser, doit être aussi bref que violent !

    Cependant, même pour des One-Shot, la construction des personnages demande au moins 10 à 15 minutes, si tout va bien. Ce qui, multiplié par le nombre de joueurs, prend entre 30 et 40 minutes. Donc beaucoup trop de temps pour une animation occasionnelle de trois heures, grand maximum. J’ai donc opté pour des prétirés, inspirés par les créations d’anciens joueurs. Reste que les règles de T&T ne me permettaient pas d’arriver à la fin des scénarios, ce qui causait parfois un peu de frustration d’une part et d’autre part une certaine fatigue intellectuelle. Répéter ad nauseam un même canevas s’avère vite lassant.

    Pour palier à ses inconvénients  je n'avais que deux options : soit Sombre et son minimalisme, soit un Powered by the Apocalypse, termes englobant des règles génériques éourés. Si Sombre fonctionne très bien, la plupart de mes joueurs veulent incarner des aventuriers et non des victimes de films gore, même si cela demeure très amusant. J’avais également envie de proposer un format « campagne ouverte » [3] pour les plus fidèles. Mon choix s’est donc orienté, avec quelques appréhensions, vers Monster of the Week. Les livrets de personnages, très complets, mais possédant assez de matière pour une improvisation féconde m’ont convaincue de passer le cap.

    Monster of the Week émule les séries TV de type « Aventure-Surnaturel » [4]. Ce format me permet de gérer la semi-campagne : les joueurs incarnant les agents d'une agence non gouvernementale, je justifie la présence ou l’absence de leurs personnages par le biais de la fiction. Cela m’offre aussi le luxe non négligeable de donner de l’expérience aux joueurs les plus fidèles.

    Ces Comptes Rendus (CR), m’assureront un mémorandum de ce qui a été accompli durant les sessions.

    Précaution :

    Je n’ai pas pris de note, certains événements ne correspondront donc pas tout à fait à ce qu’il s’est déroulé durant la partie. Je signalerai tous les apartés techniques, et les choix narratifs par des italiques. En ce qui concerne le scénario, pour des raisons pratiques, j’ai opté pour un huis clos, ce qui limite le risque de dispersion pour ce premier essai.

    J’ai géré les trois actes avec un chronomètre comme ceci : une heure d’exposition ; une heure d’enquête ; une heure de baston et 30 min de clôture de séance, à la grosse louche.

    Le résultat ayant dépassé mes espérances, je pense que je pourrais étoffer les épisodes suivants d’un quatrième acte et d’une séquence pré générique afin de laisser encore plus de respirations pour les personnages.

    Pour me faciliter la tâche, ce monde ressemble à celui que j’ai conçu pour les Aventures d’Ethel Arkady, avec les mêmes caractéristiques. Pas besoin de me référer à un épais grimoire pour vérifier tel ou tel point de l’univers : j’en suis l’architecte.

    Les Personnages Joueurs (PJ) travaillent pour l’Oculus, une puissante ONG, dans un passé proche, Pré-COVID [5]. Pour une raison ou une autre, tous sont liés à l’Agence, bien que certaines justifications n’aient pas encore émergé dans la partie. À mener l’œil sur le chronomètre [6], je n’ai pas eu le temps de le leur demander. Cependant, et à ma grande satisfaction, certains ont ajouté de petits éléments que j’utiliserai contre eux lors des épisodes suivants.

    L’Oculus règle les problèmes qui surviennent entre les humains et ceux que l’on nomme « les faëries », terme qui englobe autant les fées, que les vampires, les loups-garous, et tout ce qui, d’une manière générale, appartient au monde surnaturel. Dans la courte présentation, j’ai introduit l’Area 51 [7], une zone sinistre qui sert à parquer les individus les plus rétifs et les plus dangereux à la « Pax Oculus ». Une petite graine pour plus tard…

    Pour le moment, j’ignore tout des objectifs de l’Oculus. Nous verrons bien ce qui émergera au fur et à mesure de la partie. J’utiliserai les suggestions des joueurs à la volée.

    Avant même de distribuer la moindre fiche de personnage, je démarre la fiction in media res, histoire de plonger mes joueurs dans le bain, puis j’intercale la création de personnages. Les règles minimales de MOTW m’offrent cette opportunité, j’en profite !
     
     
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    Équipe :

    (les noms des joueurs ont été changés)
     
    Laurent est le scientifique fou, Whiper
    Vêtu d’un costume trois-pièces usé, les cheveux blancs, c’est l’archétype du genre, le Docteur frappadingue dans toute sa splendeur. Tout juste débauché par l’agence, il se balade toujours avec ses gants chirurgicaux, des pots stériles pour prélever des échantillons et un laboratoire minimal tenant dans une valise.

    Marc est Le Professionnel, John Carpaccio
    Une quarantaine d’années, haut front, calvitie avancée. Il porte le costume trois-pièces des ronds-de-cuir de l’Agence. C’est un homme affairé qui est sans cesse en contact avec le Directeur Adjoint, Gabe Bartelos.

    Sophie est Le Monstre, Robin

    Détail assez rare pour être souligné, mais la joueuse incarne un homme. Taciturne, poilu, peu amène, Robin est un loup-garou employé pour servir de force de frappe par l’Agence. Pour lui, c’était soit accepter le job, soit finir dans l’Area 51 ; une suggestion bien trouvée de la joueuse. Ce n’est pas un lycanthrope lunaire, mais une de ses espèces capables de se métamorphoser à volonté, encore que nous n’ayons pas tout à fait mis au point toutes les modalités du personnage. Un élément à creuser si Sophie revient lors d’une prochaine séance…

    Jonathan est L’Élu du Destin, Matt

    Un jeunot d’une vingtaine d’années, tiraillé entre son don pour l’élimination des monstres et son envie de vivre loin de tout ce tumulte. Il a été repéré par l’Agence qui lui a fait une offre que l’on ne refuse pas. Pour le moment, j’ignore encore tout de ses rapports avec ses supérieurs, ce qu’il pense de son don, ni à qui il le doit. Nous trouverons tout cela dans le cadre des parties.

    Isabelle est L’Expert de l’Agence, Carrathar.

    Costume réglementaire, rompu aux sciences dures autant qu’occultes, l’agent Carrathar est l’une de ses têtes bien pleines et bien faites dont s’enorgueillit l’agence. Son efficience dans le domaine de la déduction et du surnaturel accomplit des merveilles, mais sa curiosité maladive le jette au-devant de graves dangers. À bricoler avec des forces qui nous dépassent, on se brûle !

    Les Antagonistes :

    Ne sachant sur quel pied danser (tout public ? Adultes ?) j’ai opté pour des antagonistes capables de susciter autant le comique que le sinistre, le chaud que l’effroi, donc une bonne vieille bande de pirates fantômes pour bien planter l’ambiance de notre « série » virtuelle. J’ai puisé ceux-ci dans L’île au Trésor de Stevenson ainsi que dans la série TV Black Sails [8].

    Réveillés par les recherches de l’archéologue Sophie Sainclair, mes pirates fantômes désirent remettre la main sur le parchemin qui entérine la constitution de la « République Pirate de Libertalia ».

    Mon groupe d’antagonistes se compose d’Anne Bonny, du capitaine Charles Vane et de quelques matelots aussi anonymes que supplémentaires si les PJ se montrent trop chanceux. Je leur confère 3 PV. Ils infligent 2 de dégâts avec leurs sabres d’abordage qu’ils matérialisent à volonté. Ils empruntent les traits d’un vivant en le noyant. Les PJ trouveront de l’eau salée dans leurs poumons.

    J’avais pensé à une variation plus gore dans laquelle les pirates auraient arraché la peau de leurs victimes pour la revêtir, laissant derrière eux des cadavres écorchés, mais la table a opté pour une série tous publics. Dommage pour moi. Leurs 3 PV limiteront la durée des combats, un échange de coups, deux grands maximum, car une passe d’armes ne demande qu’une seconde, même moins. Je veux installer une partie nerveuse, mettre les joueurs sous le rouleau compresseur d’un ping-pong de questions-réponses endiablées. De plus, ces fantômes sont les « hommes de main » du scénario, pas l’antagoniste principal.

    Le Capitaine Flint & son navire le Walrus sont plus coriaces. Avec 15 PV pour le Capitaine, et 40 pour le Walrus, ce sont des adversaires presque impossibles à tuer, d’autant que les PJ ne sont pas armés. Tous les canons du Walrus sont prêts à envoyer par le fond le paquebot de tourisme des PJ. Le Capitaine Flint fait 4 points de dégâts avec son sabre. Il est capable d’occire les PJ en deux coups. Cette difficulté m’aurait servi de garde-fou, histoire de faire comprendre aux PJs qu’une confrontation directe ne les avantagerait pas. Mieux vaut louvoyer avec le Capitaine.

    Pour en rajouter dans l’horreur de la situation, les fantômes ressuscitent en 1D6 rounds, tant qu’ils restent dans un environnement aqueux.

    Point faible : En eux-mêmes, les pirates fantômes sont une force invincible. La présence du parchemin les ancre dans notre réalité. Tant que les PJ n’ont pas compris que seule sa destruction entraînera l’annihilation des fantômes, ceux-ci reviendront sans cesse. Cependant, les PJs possèdent plusieurs leviers pour réussir : d’une part, les fantômes ne savent pas ce qu’ils cherchent, ils sont juste poussés par un vague souvenir qu’il leur manque quelque chose d’important, d’autre part, en cas de confrontation désastreuse, j’avais prévu de faire intervenir les nombreuses règles de vie des pirates pour sauver mes joueurs. Rendu sur le pont du Walrus, il ne reste plus que la ruse pour se tirer d’affaire…
     
     

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    Fiction :

    Avant de débuter, je demande sur quel mode nous jouons : série mainstream ou production luxueuse, et parfois putassière dans son exploitation de la violence et la fesse, à la HBO ? La tablée opte pour le mainstream. J'en prends acte.
     
    Nous débutons par un large panoramique durant lequel nous survolons les Bahamas, près de New-Providence. Cette référence n’est pas innocente puisque nous allons parler de pirate.

    Palmiers, mer d’huile et cocotiers complètent la carte postale. La caméra virtuelle se rapproche du HMS Diamant, un paquebot pour touristes fortunés possédant cinq étages. Nous accompagnons la foulée sportive d’un groupe de personnes sapées en costume trois-pièces et cravates assorties qui traversent les coursives.

    Je ne connais pas encore leurs visages ou leurs noms, et pour cause : nous n’avons pas fait les fiches de personnages !

    Je décris les noms qui s’affichent à l’écran en même temps. Producteur, directeur de la photographie… Nous sommes dans une série après tout. Tout ce beau monde s’installe dans une salle de réunion. Difficulté supplémentaire pour cette première mission : étant officiellement en vacances et au sein d’une croisière touristique, les agents n’ont pas accès à leurs artilleries habituelles.

    Une astuce pour raccourcir le temps de création des personnages, la course à l’armement rôliste m’agaçant dans sa tendance à s’éterniser. Autant retirer toutes tentations de ce type dans le cadre de ce premier essai. Si les joueurs souhaitent des armes, ils les ramasseront en cours de partie. Après tout, les coursives regorgent de haches d’incendie & autres ustensiles aux possibilités multiples.

    Je demande qui veut jouer « Le Professionnel », puisqu’il est le coordinateur entre l’agence et l’équipe. Les Pros rédigent les rapports, distribuent les bons et les mauvais points… Ce sont les yeux et les oreilles de l’Agence où que se trouvent ses collaborateurs. En tant que tels, ils bénéficient aussi d’accès à certaines informations confidentielles que n’ont pas à connaître les agents de terrain, mais c’est un rôle un peu ingrat, je l’avoue. C’est Marc qui s’en charge puisqu’il a déjà tâté du JDR. Cela m’arrange bien, je pourrai compter sur lui pour rappeler les joueurs à l'ordre le cas échéant.
     
    Je lui accorde le seul aparté de la partie : son supérieur Gabe Bartelos, le Directeur Adjoint, n’a pas offert cette luxueuse croisière à ses rookies par pure bonté d’âme. Ils sont là pour solutionner un mystère, mais Bartelos est du genre blagueur et il n’a fourni aux agents qu’un maigre dossier. En gros, c’est un test grandeur nature : à eux de se débrouiller pour clôturer cette affaire de la manière la plus discrète possible. « Pas de vague », c’est le slogan de la Maison…

    Ce sera le seul aparté que j’aurai avec un joueur : je n’aime pas le procédé qui a tendance à diluer l’attention. À isoler mes personnages-joueurs, je cours le risque d’abuser de leur patience avec des tête-à-tête qui s’éternisent. Au contraire, si je maîtrise en direct les séquences où les personnages sont séparés, j’encourage les autres à participer avec des suggestions.

    Retour à la partie. Les personnages s’assoient à la table de réunion pour le briefing. Une certaine Sophie Sainclair, Dr. d’archéologie qui a la manie de tousser, les attend. Elle tient une chemise de cuir à la main.

    Je profite que tous sont enfin entrés dans la scène pour distribuer le casting. J’explique en gros les règles sans aller dans le détail. J’omets quelques points qui me chiffonnent pour porter toute mon attention sur le jeu des questions-réponses. L’absence de la section « armes » me fait gagner un temps précieux, mais rendra les combats plus rugueux, aussi j’accorde aux joueurs tout ce qu’ils me demanderont en matériel d’enquête, même si cela tord un peu le réalisme. Durant la partie personne ne m’a repris sur la question de la crédibilité, ce qui est bon signe : la fiction fonctionne !

    L’agent Carpaccio se lance dans le briefing avec le peu d’éléments que je lui ai fournis : depuis une quinzaine de jours, des paquebots de tourisme disparaissent aux alentours. Ceux-ci sont retrouvés déserts, comme s’ils avaient subi un naufrage plus de trois siècles auparavant à en juger par la rouille qui les mange.

    Les joueurs n’ont pas eu le loisir de résoudre ce petit mystère : en fait les passagers sont capturés par le Capitaine Flint qui leur donne le choix entre rejoindre son équipage ou mourir. Les deux options s’équivalent, mais pas pour le fantôme qui est prisonnier de son propre « temps ».

    D’autre part, certains témoins ont aperçu un brouillard opaque qui ne respectait pas le sens du vent avant que les navires ne disparaissent. Ceci pour une première partie de la mission, la seconde consistant à escorter miss Sainclair jusqu’à New Providence. Celle-ci se plaint qu’une présence menaçante, mais indistincte s’attache à ses pas.

    Les agents apprennent que le Dr. Sinclair travaille sur la restauration de la constitution de la République Pirate de Libertalia, qui comporte la signature de tous les boucaniers les plus connus, de Barbe Noire en passant par Anne Bonny & Jack Rackham. La chemise de cuir contient le fameux parchemin. Le Dr. Sainclair compte bien exposer sa découverte dans tous les musées du monde. Toute à sa passion, elle abandonne les agents pour s’enfermer avec sa relique, insensible aux charmes des Bahamas.

    Les agents possèdent peu de renseignements à se mettre sous la dent. C’est pourquoi, avant même que la réunion ne soit ajournée, ils sont appelés par le médecin de bord, lequel a reçu une sinistre livraison : Marie Noam, femme de chambre de son état, s’est écroulée devant sa collègue, noyée. Ses poumons sont remplis d’une eau saline. Détail intéressant obtenu par Robin le lycanthrope : la victime dégage une légère odeur d’ammoniaque. Les agents souhaitent l’autopsier. Je le leur accorde. Whiper – sur un jet réussi – découvre une fine pellicule verdâtre présente sur tout le corps. À ce stade, nos agents rament. Ils décident donc de se séparer [9]. Robin, le loup-garou, l’agent Carpaccio et Matt l’élu interrogent plus en profondeur le Dr. Sainclair tandis que les deux intellos du groupe se concentrent sur l’analyse de la noyée.

    Les trois agents dérangent le docteur qui préférerait poursuivre sa restauration du parchemin, mais elle accepte de répondre à leurs questions. Un revirement d’attitude dû à un jet de charme plus que réussi de la joueuse incarnant Robin. Du coup, je décide que Sainclair tombe amoureuse du lycanthrope. On verra si cet arc se développera dans la suite. Malheureusement, elle leur révèle rien de plus que ce qu’elle a dit durant le briefing. En revanche, elle s’excite sur l’histoire des pirates du XVIIe-XVIIIe siècle. Là aussi, j’y vais à la grosse louche de noms célèbres et d’anachronismes.

    En fin d’entretien, Robin renverse un peu de coca sur le précieux parchemin. L’accident fait péter les plombs à Sainclair qui vire les personnages hors de sa loge.

    Un échec critique, mais j’ai oublié ici de donner un point d’expérience à la joueuse, dans le flux du dialogue. De même que j’ai outrepassé les questions prérédigées des livrets, leur préférant le naturel de la conversation. Une fois que je suis lancé dans une impro, elle me prend toutes mes ressources mentales, d’autant que je me démène physiquement pour animer les scènes, mimer les attitudes des PNJ, donc parfois les règles passent à la trappe…

    Je reviens aux autres membres de l’équipe. L’heure du dernier tram avance aussi, je monte la pression d’un cran : un nouveau mort atterrit dans l’infirmerie. L’Enseigne de 1er Classe John Marchand s’est noyé lors d’une inspection de la salle des machines. Son collègue raconte aux agents une histoire similaire à celle de la femme de chambre. Carrathar se rend, seul, à l’endroit où l’enseigne a croisé son sinistre destin. Whiper poursuit ses analyses et découvre que la pellicule aqueuse verdâtre qui enduit les deux cadavres n’est autre que de l’ectoplasme. Le navire est hanté.

    L’agent Carpaccio, de son côté, va voir le capitaine. Il discute des derniers événements afin tâter le terrain du côté des officiers. Celui-ci n’a pas de grandes révélations à faire sur l’enseigne décédée. Je profite néanmoins de cette occasion en or pour placer l’apparition du brouillard qui talonne le paquebot.
     
    Arrivé à ce stade, je considère qu’il reste une heure aux joueurs pour résoudre cette énigme. En temps réel !

    Le brouillard s’étale sur les radars et il se rapproche inexorablement. C’est aussi le boxon dans les coursives : les gens deviennent agressifs. je souligne ce détail, car j’y vois une logique : les pensionnaires de la première classe ont été volés par des malandrins spectraux. Les deux « fantômes » qui ont pris les traits des noyés dévalisent les richissimes voyageurs. Possédant le corps et l’identité de la femme de chambre et de l’enseigne, ils passent inaperçus… Mais pas leurs rapines, ce qui énervent tout ce beau monde. La présence des pirates fantômes échauffe les esprits. Les agents, avec leur entraînement, sont immunisés à ces « émanations » spirituelles, les quidams de base, non !
     
    Les passagers se métamorphosent peu à peu en antagonistes – assez faibles – et ils gagnent en dangerosité à mesure que le Walrus se rapproche...

    Au milieu de ce chaos, jouant des poings et de son agressivité de garou, Robin rejoint vers le Dr. Sainclair pour la ramener vers la salle de réunion. Les événements se précipitent et le lycanthrope craint pour l’intégrité physique de l’archéologue. Le Dr. Sainclair est justement occupée à restaurer la signature du capitaine Charles Vanes.
     
    Depuis le début, je me demandais comment les fantômes apparaissaient, voilà une manière qui me vient dans la narration : le nettoyage du Dr. Sainclair fait apparaître les noms des signataires, entraînant leur apparition dans la réalité, et eux-mêmes appellent leurs matelots à l'aide...

    Robin repère une légère odeur d’ammoniaque sur une femme de chambre, fragrance qui correspond à celle des spectres. Il se jette donc sur le fantôme qui dégaine un sabre d’abordage. Coup magistral de Robin qui écharpe le fantôme aqueux. Je décris une forme qui devient visqueuse, puis se métamorphose en flaque d’eau saline.

    Les griffes du loup-garou frappent fort : 3 points de dégâts. Un second round, alors qu’il ne reste plus qu’un point de vie au fantôme, me paraît être une perte de temps. Je préfère en rester sur le succès de la joueuse. Les personnages sont peut-être des rookies dans les rouages de l’agence, mais ce ne sont pas des nuls, loin là. Autant le montrer aux joueurs.  
     
    Robin se frais un chemin dans les coursives où l’on s’écharpe et rejoint la salle de réunion. Elle croise l’agent Carpaccio de retour du pont.

    Dans la salle des machines, Carrathar trace un pentacle pour en apprendre un peu plus sur la menace surnaturelle. Elle est entraînée par une vision panoptique en dehors du paquebot. Dans un travelling aérien, elle traverse le brouillard pour apercevoir le trois-mâts « le Walrus », avec à sa proue le capitaine Flint réduit à l’état de squelette qui beugle à ses matelots un « À l’abordage » terrifiant.

    Le résultat des dés me confère le droit d’infliger un contrecoup au sort de devination. En plus de sa vision, elle a invoqué sans le vouloir le capitaine Charles Vane.

    Prenant naissance dans une flaque due à une fuite, Charles Vane s’équipe d’un sabre d’abordage rouillé et charge l’agent. Carrathar souhaite communiquer avec le fantôme belliqueux, mais avant qu’elle n’ait achevé sa manœuvre, le spectre la frappe. Malgré sa blessure à l’épaule, Carrathar entre en contact mental avec le capitaine. Jouant sur son affect et sa traque du parchemin, elle passe un pacte avec lui grâce à un zeste de tromperie de bon aloi.

    Le jet à demi-réussi d’Isabelle me confère la possibilité de lui mettre des bâtons dans les roues, et cela m’arrange d’attacher Charles Vane au pas de notre agent pour le climax qui se précipite.

    De Charles Vane, les joueurs tirent les enseignements suivants : les fantômes pirates recherchent « Libertalia », leur « utopie » et ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour la récupérer. Tout le monde décide de se retrouver dans la salle de réunion, alors même que Matt joue des coudes pour se frayer un chemin dans la foule de plus en plus agitée.

    le Dr. Sainclair, Robin & l’agent Carpaccio atteignent la salle malgré la paranoïa qui se déchaîne dans les coursives. La présence du parchemin attisant les fantômes, un pirate se matérialise derrière l’agent Carpaccio et l’agresse. Robin s’interpose, encaisse une blessure avant de mordre à pleines dents le boucanier, le tuant en un coup. Sur ces entrefaites, Whiper, Carrathar et le fantôme de Charles Vane arrivent sur les lieux.

    S’ensuit une discussion assez âpre sur les actions à envisager : détruire le parchemin ; ce que le Dr. Sainclair refuse, malgré l’insistance de son loup-garou préféré ; ou dialoguer avec le fantôme pour en tirer le plus de renseignements ; sans surprise, Whiper et Carrathar sont adeptes de cette solution. 
     
    Je glisse à la tablée que les troubles dans le paquebot deviennent TRÈS préoccupants et que cette fois, le brouillard lèche les hublots, signe que le Walrus se rapproche.

    La séquence manque de tourner au PvP [10]. Je ne répugne pas à ce type d’affrontements, mais MOTW n’est pas taillé pour gérer ce genre de conflit. Le seul moyen d’y arriver serait de transformer des PJs en PNJs, c’est à dire ôter à un des joueurs la direction de son personnage, ce qui est extrêmement punitif. Je n’en ai pas envie pour cette partie inauguratrice, d’autant plus que les joueurs sont bien installés dans la fiction. La mayonnaise rôliste a bien pris, je suis content. J’hésite un peu, mais c’est une action de Robin qui débloque ce Mexican Stand-off en devenir.

    Sur une suggestion, et un jet réussi de Whiper, le Dr. Sainclair dévoile la constitution de Libertalia à Charles Vane. Robin, encore en mode garou, se précipite sur le fantôme. L’agent Carpaccio s’interpose. Ces trois actions se produisant de manière simultanée, les personnages se rentrent les uns dans les autres. La main squelettique de Charles Vane entre en contact avec le document, ce qui équivaut à sa restitution. Le fantôme et le parchemin explosent.

    Disparition – à la grande tristesse du Dr. Sainclair – de la constitution et des sceptres. Le brouillard se dissipe : les agents ont résolu le mystère et à part les deux morts et le butin des pirates qu’il faut rendre aux grincheux, la mission est un franc succès.

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    Succès pour le MJ également, puisque je suis en avance sur mon planning. On a le temps de se finir avec un Deep Space Gore (Sombre 0) pour terminer la soirée. À part les réserves de points que je n’ai pas comptabilisées pendant les séquences d’enquêtes, force est d’avouer que le Pbta est diablement adapté pour une partie en semi-improvisation. La structure scénaristique de l’épisode TV procédurier, si elle conditionne un peu les péripéties comme je le craignais, à l’avantage de l’efficacité immédiate. Après la première heure, mes joueurs ont bien ressenti mes coups de pression et ils ont agi en conséquence, et ceci sans que je dévoile de manière éhonté mon style de narration « contre la montre ».

    Il y aura donc d’autres parties de MOTW à la bibliothèque… Les contes de l’Oculus sont loin d’avoir dit leurs derniers mots !

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    [1] - Calmez-vous les puristes : j’ai moi-même débuté avec Warhammer & AD&D 3.5 et je sais ce que le JDR doit à ces vénérables ancêtres. Pour autant, impossible pour moi de ne pas remettre en question certains choix rédactionnels. Les tableaux d’armes, de dégâts, possèdent un aspect qui dégouttera plus d’un aspirant rôliste. Sans compter que je compose avec un facteur temporel qui me contraint à un effort d’efficacité au détriment de la simulation. Mais j’ai toujours était un maître de jeu à la sensibilité narrativiste, me défiant des fioritures qui ont tendance à ralentir le rythme d’une partie.

    [2] - Que je proposerai ici, un de ces quatre, pour ceux que cela intéresse… Après un petit travail d’adaptation.

    [3] - Soit une série de scénarios enfilés les unes sur les autres et qui, ensemble, composent une histoire plus vaste.

    [4] - Telles que Buffy contre les Vampires, Supernatural, Ash vs Evil-Dead (gros coup de cœur pour cette dernière, bien gorasse et de mauvais goûts) ou X-Files.

    [5] - Je ne tenais pas à traiter cet événement dans le cadre d’une animation tout public.

    [6] - Une habitude qui m’est venue de Sombre.

    [7] - Référence à l’excellent manga de Masato Hisa du même nom. Après tout, je maîtrise dans une bibliothèque et ça serait dommage de me priver de ces mignardises intertextuelles pour enrichir la fiction commune.

    [8] - Excellente série narrant les aventures du Capitaine Flint, entre abordage et longues discussions politiques et philosophiques autour des notions de démocraties qui sont au cœur de la vie des pirates.

    [9] - Comme dans tous mauvais scénarios d’horreur, n’est-ce pas ?

    [10] - Personnages contre personnages.