dimanche 7 janvier 2018

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 24/25


    Illustration par Didizuka

    [Chapitre 1 : Le Chevalier]                                                           
    [Chapitre 16 : Ark'Yelïd]
    [Chapitre 17 : Des Adieux]
    [Chapitre 18 : Le Dauphin]
    [Chapitre 19 : Allytah]
    [Chapitre 20 : L'Arsenal]
    [Chapitre 21 : Chevaux d'Acier]
    [Chapitre 22 : Le Grand Réfectoire]
    [Chapitre 23 : Révélations]

    Les discussions s’éternisèrent pendant une partie de la nuit, puis chacun se dispersa dans les nombreuses chambres de l’abri. Allytah et ses gamins en âge de raison durent jouer les guides dans le labyrinthe des coursives. Après une interminable marche dans les couloirs, le Dauphin aperçut enfin les lits qui les attendaient, lui et son chevalier servant. Il se déshabilla et se glissa dans des draps à la texture de papier qui, à son grand étonnement, le réchauffèrent. Eldridge le rejoignit quelques éodes plus tard. Palabrer avec la Noctule l’avait épuisé. Il maugréa en ôtant sa lourde armure. La luminosité des lieux s’était adaptée au sommeil – feint – du Dauphin, l’empêchant de distinguer les différentes boucles maintenant les plaques d’acier entre elles. Après avoir tâtonné en lâchant une salve d’obscénités, Eldridge disposa les innombrables pièces métalliques dans la petite armoire qui s’ouvrait dans le mur grisâtre de la chambre. Il s’allongea en pagne dans son lit, voisin de celui du Dauphin. La couche moelleuse sans exagération lui fournit un confort qui n’avait plus été le sien depuis qu’il était sur les routes. Il remua, perdu dans ses pensées. En se retournant, il surprit le Dauphin éveillé.

    — Tu ne dors pas ?

    Le Dauphin le fixa, un doigt sur sa gorge douloureuse, enflée. Elle le tiraillait sans cesse et il devait faire un effort de volonté pour ne pas gratter les lèvres de la cicatrice.

    — D’accord. Tu ne peux pas encore parler. Écoute, j’ignore ce qui va se passer pendant le voyage, mais sache que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te protéger.

    Il soupira un instant.

    — Elle est plus cinglée que je ne le pensais. Elle veut prendre avec elle sa fille cyno, celle qui est comateuse. C’est un poids mort pour nous. Elle va nous faire perdre du temps, merde !

    Eldridge se retourna, morigénant ses noires réflexions. Le Dauphin attendit que les vapeurs de la fatigue emportent son tuteur dans l’éther du sommeil. Lorsque sa respiration devint plus régulière, il se redressa prudemment, manipulant les draps crissants avec d’infinies précautions. Il enfila ses vêtements lourds de transpiration puis, sur la pointe des pieds, il se dirigea vers l’armoire dans laquelle Eldridge avait entreposé ses affaires.

    Il s’empara de l’épée, la sortant de son fourreau, s’enivrant du chuintement de l’acier contre le cuir. Les affrontements dont il avait été le témoin impuissant flottèrent à la surface de sa mémoire. Depuis qu’il était « mort », sa peur panique s’était diluée, puis métamorphosée en une envie de revanche et un sadisme inouï dont il ne mesurait pas tout à fait l’étendue. Alors qu’autrefois ses genoux flanchaient à la vue d’une unique goutte de sang sur le doigt d’une dame de la cour, à présent un profond désir d’aggraver la plaie le possédait. Il profita du ronflement carabiné d’Eldridge pour sortir de la chambre, portant l’épée à bout de bras. Le poids de l’arme lui conférait une assurance qu’il n’avait jamais ressentie. Il comprenait pourquoi son père se raccrochait à ce bibelot.

    Il ne croisa personne dans les coursives. Tous les habitants récupéraient des émotions qui les avaient traversés durant cette dangereuse nuit. Il parcourut au petit trot les corridors anxiogènes, recherchant l’accès à la surface. Au détour d’un couloir, il atteignit par chance son but et monta quatre à quatre l’étroit escalier qui menait à l’opercule dissimulant l’abri aux yeux du monde. Il s’attendait à ce que quelques byzantins mécanismes secrets le retiennent dans le labyrinthe des Anciens, mais un court instant de réflexion lui suffit pour appuyer sur le bouton vert qui pulsait en face de lui. Il poussa la lourde porte ornée de rivets qui lui barrait le chemin. La lumière du petit jour lui meurtrit les yeux. Il se hissa dans un dernier effort à la surface, prenant bien garde de ne pas refermer l’opercule métallique puisqu’il ignorait comment fonctionnait le loquet magique.

    Se protégeant de ses deux mains du soleil qui se réverbérait sur la neige, il s’avança dans la forêt. Ses bottes s’enfonçaient en craquant dans la poudreuse congelée. Il dépassa les deux énormes pins pour contempler les ruines de l’auberge. Lorgnant les restes carbonisés du bâtiment, il aperçut soudain sur sa droite un mouvement. Il s’élança, surprenant un lapin à la fourrure blanche. La bête, saisie de frayeur, se déporta sur le côté avec un temps de retard. L’épée mordit sa couenne. Elle s’écroula, les entrailles répandues dans la poudreuse. Le Dauphin demeura interloqué par son geste. Il s’approcha de sa proie palpitante. Le meurtre du vieux se rappela à sa mémoire : la vie qui s’échappait de la trachée, les spasmes désespérés de la gorge qui cherchait quelques goulées d’air frais. Il devina une puissante érection tendre le tissu de ses chausses, mais il n’en avait cure.

    Mû par une irrépressible envie, il s’apprêtait à mettre les doigts dans les viscères brûlants de la carcasse lorsqu’un corbeau fonça sur lui, croassant de manière menaçante. Le Dauphin leva l’épée pour fracasser l’impudent volatile, mais celui-ci esquiva ses moulinets, continuant à le harceler de ses interjections éraillées. Le Dauphin se lança à sa poursuite. Il tournoyait sur lui-même, essayant de pourfendre son adversaire quand un nuage de plumes noires s’abattit sur lui. Les charognards se rassemblèrent autour du corps du lapin en une meute hargneuse. Le Dauphin grogna, se jetant dans la mêlée pour ne pas voir sa proie subtilisée par les nuisibles. Il exécuta des moulinets inefficaces. L’épée commençait à peser lourd dans sa main. Alors qu’à la cour tous le félicitaient pour sa maîtrise de l’escrime, il se rendait compte qu’en situation réelle, même de simples volailles le supplantaient.

    Il continuait d’agiter son arme, scarifiant l’air environnant. Les corbeaux essayaient de se saisir de la dépouille chaude, le harcelaient. Bientôt, de petites griffes éraflèrent son manteau. Il tituba dans la tempête de plumes et d’ailes. Un des oiseaux se détacha de la mêlée pour se précipiter vers lui. Son bec noir s’ouvrit en quatre parties parsemées de minuscules dents translucides. Le Dauphin interposa entre lui et la créature hideuse le fil de l’épée, mais le monstre s’écarta, empruntant un brusque courant d’air pour mieux fondre sur son crâne. Le Dauphin sentit la bouche étrange se refermer sur son cuir chevelu. Il poussa un gémissement. Il paniqua lorsque la bestiole lui arracha quelques touffes de sa toison. Du sang coula en rigole sur l’arrière de sa tête pour empoisser son col de chemise.

    Affolé, il gargouilla un « à l’aide » que sa gorge maltraitée transforma en un pitoyable croassement sans aucune signification. Il fonça à travers le brouillard de plumes, mais les corbeaux poursuivaient leur harcèlement alors même qu’il leur laissait le fruit de sa chasse. Le fumet des blessures fraîches provoqua une frénésie dans leurs rangs. Plusieurs d’entre eux se posèrent sur son dos, sur son bras, arrachant des lambeaux de tissu de leurs bouches étranges. Ils devenaient imprudents et la lame du Dauphin parvint à en toucher trois, les expulsant hors de la bataille. L’adolescent se protégeait les yeux du mieux qu’il pouvait, mais déjà les griffes et les coups de bec lui avaient lacéré le visage. Il tenta de battre en retraite. Le bruissement des ailes et la faible fenêtre de vue dont il disposait le desservaient. Dans sa panique croissante, il s’était égaré.

    Deux de ses doigts furent tailladés par les volatiles. Il capta un chuintement venimeux. Deux bêtes s’écrasèrent au sol, des hampes de flèches les traversant de part en part. Une deuxième volée de traits cueillirent leur lot de victimes. Les corbeaux lâchèrent une interjection outrée puis s’égaillèrent non sans embarquer les deux autres membres morts de leur espèce pour les dévorer à l’abri des hautes branches. Le Dauphin s’affaissa sur son postérieur, les jambes flageolantes et le cœur battant si fort qu’il crut un instant qu’il s’échappait de sa cage thoracique pour rejoindre les dangereux oiseaux.

    Tigrishka sauta d’un pin pour atterrir à ses côtés. Le Dauphin n’appréciait pas la Sylvestre. La proximité de ces créatures étranges lui mettait les nerfs à fleur de peau. Il frissonna lorsque les yeux violets aux pupilles verticales fixèrent les siens. Elle possédait un timbre de voix ensorcelant, à la fois grave et ténu. Elle passa son arc en bandoulière, sa longue queue pelucheuse battant ses flancs à toute vitesse. Le Dauphin était aimanté par la courbure de ses reins et son entrejambe, guettant la naissance du sexe dans le fouillis de poils.

    — Heureusement que j’ai vu la porte ouverte ! gronda Tigrishka. Pour un fils de roi, tu es d’une rare imprudence. Bon, on doit rentrer et faire les funérailles de Bodre avant de partir.

    Le Dauphin aurait bien demandé qui était ce Bodre, mais il ne parlait pas et de toute façon tout cela ne l’intéressait pas. Seul son désir concupiscent le taraudait de son aiguillon tandis qu’il suivait la Sylvestre, tenant ses doigts blessés et gourds dans sa main valide. À peine accorda-t-il un regard au cadavre du lapin pour lequel il s’était battu quelques instants plus tôt. Tigrishka ramassa la dépouille et le contempla. Sans se retourner, elle lui adressa un étrange conseil sur un ton laconique.

    — C’est l’odeur du sang qui a attiré ces charognards ici. Si tu veux chasser, tu as tout intérêt à apprendre à dissimuler l’odeur de tes victimes !



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    Un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance...

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