vendredi 21 octobre 2022

    Les Aventures d'Ethel Arkady : 100 Cercueils (01)

    Après un mois de vacances pour me remettre des émotions de l’année écoulée, je reprends les rênes de ce blog, malgré le fait qu’entre mes différents projets et mes obligations pécuniaires, il m’est de plus en plus difficile de rédiger des articles, ainsi que j’en avais l’habitude.

    Pour compenser cela, je vous offre en avant-première l’introduction de la genèse de celle qui deviendra Ethel Arkady. Destiné à un public adolescent, ce nouveau roman ne délaissera pas pour autant la cruauté inhérente à la saga, bien que les incursions dans le gore en seront, évidemment, absentes (ou pas ?). 

    L’illustration d’ouverture n’a pas grand-chose à voir avec cette histoire, mais c’est l’une des rares images montrant une Arkady pas encore diminuée par ses nombreux combats.

     Je vous souhaite une bonne lecture. 


    1. L’Éveil.

    Elle hurla dans les ténèbres.

    Une surface dure lui heurta le haut du crâne. Elle glapit. Ses yeux nyctalopes ne perçaient même pas cette obscurité totale. Dans un moment de panique, elle songea qu’elle était morte et que ceci était son enfer personnel. Pourtant, elle respirait et le goût d’ammoniaque qui lui envahissait la bouche attestait du contraire. Elle déglutit pour avaler une boule de glaire lourde, compacte, qui pesa sur son estomac. Elle tirait la langue de soif, mais dans cet espace clos elle ne trouvait nulle source d’humidité.

    Elle se tourna à droite, à gauche, se cognant aussitôt contre les parois de sa prison. Ses mains touchèrent les côtés de ce qui ressemblait de plus en plus à une boîte en bois mal dégrossi. Une ignoble angoisse l’étreignit quand elle réalisa qu’elle gisait dans un cercueil. Avait-elle été enterrée vivante ? Elle ouvrit la gueule pour hurler, mais aucun son n’en sortit. L’horreur de la révélation lui compressait tant la gorge que le cri restait coincé dans ses entrailles. Avec toutes les difficultés, elle contint sa vessie. Elle invoqua ses premières leçons d’arts martiaux, ravivant le souvenir de son père, Jorge.

    « La première chose qu’apprend un guerrier est d’apprivoiser la peur. Si l’angoisse plante ses griffes en toi, alors elle te transformera en une proie impuissante. Pour la dompter, tu dois contrôler ta respiration. C’est dans ton souffle que tu puiseras le courage d’affronter la mort. »

    L’immensité du désert les entourait. Ils discutaient des heures durant, à l’ombre des falaises rocheuses sculptées par les éléments déchaînés avec pour seuls témoins les serpents, les scorpions et les cactus. Jorge lui avait enseigné les bases des arts martiaux bubastis. Il achevait ses explications d’un léger coup de son index griffu dans son sternum, puis il l’enjoignait à suivre son exemple.

    « Respira, ma pequeňa espina ! »

    Elle repensait à lui, à sa voix qui l’apaisait, la purgeait de ses vives  passions. Après deux expirations, elle écarta le voile grisâtre de la terreur comme une énorme toile d’araignée. Sa première hypothèse se confirmait : elle était emprisonnée dans un cercueil. Elle humait les fragrances de sève encore fraîche, entendait les grignotements discrets des larves xylophages et ressentait la morsure des minuscules échardes qui lui rentraient dans les fesses et la queue.

    Une imperceptible brise s’infiltrait dans la caisse, caressant ses vibrisses. Elle n’était pas enterrée six pieds sous terre, ensevelie parmi les victimes anonymes du bombardement de Monterrey. De ces heures, elle ne se souvenait que des cris, du sifflement de boulets de canon et des projections des corps déchiquetés par la fureur de l’acier. Qu’était-il advenu de ses parents, Jorge et Viridiana ? Elle fouillait dans sa mémoire, mais celle-ci était bouché par les maisons délabrées, les explosions et les blessés qui erraient dans les rues, hagards. Accompagné par sa mère, elle défendait la ville contre les vampires qui se repaissaient des vivants grâce à la fureur des combats. Un boulet de canon avait touché un mur à quelques pas d’elles. Elles avaient été projetées à une dizaine de pieds dans les airs. Une brume cramoisie entourait la frénésie des affrontements, s’opposait à son investigation.

    Sortir ! Elle devait sortir de là ! Elle ignorait tout de l’endroit où ses ennemis l’avaient placée, mais comme le lui avait appris son père, l’arme la plus efficace d’une guerrière de Sekhmet ne demeurait pas dans sa force, ni même dans sa vitesse, mais dans sa capacité à tisser des liens étroits avec son environnement, à en conjuguer des éléments a priori sans rapport pour les transformer en une combinaison mortelle. Cette révélation en amena une autre, elle se souvenait de son nom, celui qu’elle avait choisi lors de sa première cérémonie devant la Déesse : Espinoza Jorge Viridiana de Monterrey.

    Elle força ses griffes à rentrer dans ses phalanges et inspira profondément. Son poing gauche cogna le couvercle de bois. La douleur du choc rayonna jusqu’à son épaule. Elle serra les dents et frappa, encore et encore, ponctuant chaque coup d’un feulement rauque. Elle oblitéra de sa conscience les élancements de ses phalanges tuméfiées et le sang qui en jaillissait. Le bois du couvercle gémissait à chaque impact. La souffrance atteignit son paroxysme lorsque sa main creva enfin le toit de sa prison. L’espoir gonfla sa poitrine et elle écarta la brèche avec des mouvements fiévreux, spasmodiques. Dans sa précipitation, elle récolta une kyrielle d’échardes dans ses coussinets palmaires, mais elle n’en avait cure. Le bois se délitait et bientôt son museau émergea à l’air libre. Elle rugit de soulagement.

    La luminosité de l’astre nocturne l’éblouit. Elle cligna deux fois des yeux, le temps que ses iris s’habituent à la majesté argentée de Khonsou qui régnait sur un firmament ponctué d’étoiles. Une bouffée d’air frais la revigora Les contours du paysage, de taches aléatoires, masses d’ombres indistinctes, se muèrent en une série de falaises minérales d’une netteté aveuglante. Elle réalisa qu’elle avait quitté une prison pour une autre. Devant elle, à plus de deux cents pieds, elle apercevait des gradins creusés dans la pierre. Des formes humaines occupaient ceux-ci, les yeux fixés sur la plaine. Alentour, elle contemplait un champ de cercueils semblables à celui dont elle s’était extirpée. Des cris et des pleurs étouffés s’échappaient des boîtes closes. Autour de cette sinistre arène, elle dénombra une dizaine de soldats dont l’uniforme bleu et le képi se découpaient dans la nuit. Ils brandissaient un mousquet à long canon équipé d’une baïonnette vers les enfants éveillés. Ils surveillaient avec une attention particulière Espinoza, mais aussi les autres prisonniers. Elle frissonna sous les regards des gardes qui convergeaient vers elle. La chemise informe, en bure, dont elle était couverte lui irritait sa peau. Un pantalon de la même matière était maintenu serré au niveau de ses hanches par une corde de chanvre. Ses ravisseurs avaient pensé à sa queue préhensile et pratiqué un trou afin de la libérer. Elle battait les flancs d’Espinoza, trahissant son humeur exécrable.

    Elle posa deux pattes en dehors de son cercueil. Un tiraillement métallique contracta son bas-ventre et elle se courba pour atténuer cette sensation qui tendait sa peau et elle se demanda l’espace d’un instant si elle n’avait pas été blessée dans les explosions qui avaient pilonné la ville de Monterrey. Cette douleur sourde distilla en elle une angoisse filandreuse. Elle redoutait que ses ravisseurs, usant d’une magie impie, aient ajouté ou enlevé quelque chose à son intégrité physique. Elle repoussa ces déplaisantes pensées en se se concentrant sur le paysage blafard et sinistre.

    Outre le champ mortuaire, les gradins – décorés par des mâts sur lesquels flamboyait le drapeau des États-Unis – une imposante falaise de plus de mille pieds bouchait l’horizon. Elle s’étendait en un cirque qui ceinturait la zone. Dans les plis de cette draperie de pierre, elle distinguait des reliefs à angles droits qui lui évoquaient des terrasses ou des baraquements creusés à même le roc. Elle se souvenait avoir déjà exploré ce genre de construction avec des gamins de son clan. Ces ruines avaient été abandonnées par une mystérieuse peuplade humaine : les Anasazis.

    Caïbodero, le mago de son clan, contait mille et une légendes sur les spectres qui hantaient les corridors jaunâtres de ces cités troglodytes, mais ces chimères ne possédaient pas d’autres objectifs que d’empêcher les plus jeunes bubastis de se perdre dans des furetages hasardeux. Sur la véritable histoire de ces troglodytes, Caïbodero demeurait élusif. Espinoza ne savait pas grand-chose, si ce n’est qu’ils avaient détourné de manière ingénieuse les cavernes constellant les falaises à leurs profits. Le roc offrait une protection aux ardeurs du soleil durant la journée et excrétait la chaleur emmagasinée pendant la nuit.

    Elle en conclut qu’elle n’avait pas quitté la terre de ses ancêtres, mais de toute évidence, elle était prisonnière de l’armée américaine. Elle avala la boule de crainte qui se nicha dans son estomac. Après tout, elle était une guerrière, même si elle n’avait pas encore trouvé son antagoniste totémique. Ses instincts de chasseuse avaient été affinés par les leçons de Jorge et elle lisait les accidents du terrain et en tirait toutes les informations nécessaires sur ses proies. Elle s’admonesta à la patience, puis analysa son environnement, traquant une brèche dans le système de ses ravisseurs.

    Les cercueils possédaient des numéros, tracé en peinture blanche à coups de pinceau grossier. Elle en dénombra une centaine. Le sien affichait un six dont la boucle s’enorgueillissait de postillons bulbeux. Espinoza perçut un craquement derrière elle, puis une caisse mortuaire vibra, à soixante pieds d’elle. Une humaine d’un âge similaire au sien en écarta le couvercle sans effort apparent. Elle grimaça quand une morsure lui tarauda le bas-ventre, puis se redressa, humant l’air avec une expression extatique sur le visage, comme si ce décor cauchemardesque représentait la somme de ses désirs les plus chers. Elle portait sur les épaules la tunique informe de rigueur. Ses longs cheveux roux dansaient au rythme des bourrasques qui balayaient cette large cour circulaire. Ses yeux de glace se heurtèrent à ceux d’Espinoza et se teintèrent d’un souverain mépris.

    Espinoza n’eut guère le temps de s’attarder sur ce phénomène que d’autres cercueils remuèrent. Cette mise en scène macabre constituait une sorte de sinistre rite de passage qu’elle et « Yeux de Glace » avaient réussi. Elle entendait les cris désespérés d’un gamin dont la prison mortuaire, un gros huit peint sur sa surface, bringuebalait à sa droite. Elle avança avec l’intention de l’aider, mais deux mousquets se tendirent dans sa direction. Elle capta le cliquetis du chien que l’on enclenchait et battit en retraite, les mains en l’air.

    Le visage mutin d’Yeux de Glace se plissa en une moue d’agacement et de moquerie devant son geste altruiste. Espinoza en conclut qu’elle participait à un jeu pervers, une abomination où l’on n’accordait que peu d’importance à la vie. Elle se révélait incapable d’intercéder dans le cours de cette cruelle épreuve. Eût-elle possédé la maîtrise de la Célérité Accrue – cette faculté de « vibrer » qui accélérait la vitesse de déplacement des bubastis –, qu’elle aurait libéré le prisonnier, mais elle était aussi dépourvue que les enfants qui hurlaient dans la nuit. Et cela la frustrait. Ses griffes dardaient hors de leurs caches de peau et elle se lacérait les bras sans s’en rendre compte. Des gouttes cramoisies s’écrasaient autour d’elle, formant de minuscules flaques qui attiraient les mouches à ses pieds.

    Bientôt une, puis deux, puis trois têtes émergèrent à l’air libre. Certains arrachaient le couvercle avec une facilité déconcertante pendant que d’autres tambourinaient un long moment sur le couvercle en s’égosillant de panique. Une fois que leurs yeux hagards eurent appréhendé le décor sinistre qui les cernait, ils se calmaient, plongeant dans une prostration désespérée. Cependant, une infime partie du groupe se félicitait de cette situation pour une raison qui dépassait complètement Espinoza. Chacun éprouvait une gêne, comme celle qu’elle avait ressentie, au bas-ventre. Si tous étaient frappés, ce n’étaient pas avec la même intensité, et quelques garçons, une fois les premières goulées d’air frais avalées, se pliaient en deux, recevant un coup de poing invisible dans l’estomac. Certains s’écroulaient un instant, expectorant de la bile. Espinoza ne s’expliquait pas ce phénomène et elle craignait d’en découvrir la raison.

    Sur le dos des prisonniers, elle remarqua une série d’inscriptions, et elle supposa qu’elle possédait les mêmes. Le garçon devant elle, plus grand d’une tête, possédait la notification suivante :

    « H-C-M-11 »

    Une fille qui se noyait dans ses larmes avait reçu, elle, cette annotation sibylline :

    « H-C-F-62 »

    Et une kyrielle d’autres codes du même type. Espinoza y devinait une sombre logique à l’œuvre, une manière de départager l’homogénéité du groupe pour mieux le diviser. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé entre le moment de son réveil et celui de ses compagnons d’infortune, mais elle avait la sensation que l’aube se levait sur cette longue nuit d’épouvante. Presque tous les gamins s’étaient extirpés hors de leurs cercueils. Une minorité, dont « Yeux de Glace », arborait un port de tête auquel Espinoza accolait l’adjectif « d’aristocratique ». Ils n’avaient pas subi la terreur d’un réveil anxiogène, à l’inverse d’une majorité de leurs camarades d’infortune.

    Le prisonnier du cercueil voisin hurlait toujours, incapable de soulever le couvercle. Il s’abîmait les poings dans des gesticulations désespérées. Comme elle était entourée par ses congénères d’infortunes et que tous demeuraient au mieux surpris, au pire choqués par ce que leur arrivait, Espinoza réfléchit à une manière de se rapprocher du captif sans attirer l’attention des gardes. Pour se fondre dans la masse des têtes blondes, elle usa d’une marche d’escrime. Son torse conservait une position rectiligne, se confondant avec celui de ses compagnons en attente. Elle glissa vers son objectif. Une fois qu’elle eût franchi une distance convenable, elle tendit sa pattes antérieure droite, puis frappa par deux fois le couvercle. Dans le brouhaha de cris, de pleurs et de supplications, personne ne perçut son geste de coopération. Dès que le bois craqua, elle s’éloigna de deux pas. Personne, pas même les gardes, trop occupés à surveiller le mouvement de la masse humaine, n’avait avisé sa manœuvre. Un léger sourire de satisfaction révéla ses canines acérées.

    Des doigts boudinés, constellés d’échardes, achevèrent d’agrandir la crevasse d’Espinoza. Une tête joufflue, rendue encore plus enflée par les cris de paniques, jaillit hors de la boîte. Une fois ses premières goulées d’air prises, il ravala ses larmes et la morve qui dégoulinaient de son nez épaté pour inspecter les environs. Son visage se contractait sous l’effet de la terreur, ses iris aux nuances d’écorces cherchaient à ordonner le tableau qui se présentait à lui, tout comme Espinoza. En dépit de la graisse qui dégouttait de tous ses membres, et de sa maladresse, l’intelligence pétillait dans les yeux de ce garçon. Espinoza le nota dans un coin de son esprit. Elle lui adressa un sourire de connivence qu’elle espérait chaleureux pour alléger la peine monstrueuse qui pesait sur les épaules du « Numéro Huit ».

    Des soldats inspectèrent les rangs, distribuant parfois des coups de bâton pour corriger la posture des gamins qui frissonnaient sous le vent glacial. Les pâles rayons de soleil, qui apportaient des touches d’ocre, d’orange et de jaunes, ne réchauffaient pas les corps lacérés par la bise. Espinoza constata avec soulagement que le Numéro Huit l’imitait. Le soldat, qui anticipait la délicieuse mortification du garçon bedonnant, tourna les talons en grommelant. Excepté quelques gémissements, le silence régnait sans partage.

    Tous attendaient un signe qui advint quand le plus haut gradé, bardé comme un sapin de Noël de décorations cliquetantes, se dirigea vers les gradins. Les minuscules ombres toisant la masse des enfants discutèrent un moment, puis l’une d’entre elles colla son visage austère de pâtre devant un porte-voix de cuivre vissé dans la pierre antédiluvienne.

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