samedi 25 juillet 2015

    Bibliothèque des Ombres : Le Sentier des Astre vol.1 : Manesh/Stefan Platteau

     Au-delà des attentes que nous avons lorsque nous nous emparons d’un livre dont nous avons entendu parler, faut-il que celui-ci obéisse aux stéréotypes du genre tels qu’on nous les a vendus et rabâchés depuis des décennies ? La Fantasy doit-elle toujours suivre l’étroit sillon de la saga classique initiée dans les années 50-60 par le vénérable Tolkien ? Peut-elle s’affranchir de ses mors commerciaux pour filer vers de nouveaux horizons ?



    Depuis qu’elle est devenue une valeur commerciale sûre, la Fantasy n’a pas été très bien desservie par ses disciples. Outre les descriptions détaillées d’univers et de peuples longues comme une déclaration ministérielle, certains écrivaillons ont de plus en plus simplifié leurs proses sous prétexte que le genre plaît aux jeunes et qu’il faut s’adapter à son public – prenant par la même occasion les dits jeunes lecteurs pour des grosses truffes incultes. Au point qu’une grande partie de la production actuelle se complaît dans un style littéraire plus proche du scénario que d’une réelle écriture couillue. À ce stade de décomposition avancée, même Marc Levy propose plus de talent dans ses récits, c’est dire…

    Cependant il existe une frange d’auteurs ambitieux qui se plaît à renverser les codes. Délaissant les enluminures rococo imposées par les ayatollahs d’un style trop souvent cantonné à son cliché médiéval fantastique, quelques écrivains se penchent sur le fumier moisi du stéréotype pour en retirer les archétypes originaux et les nettoyer de la boue d’insignifiance qui les recouvre.

    Affirmons-le, comme tous les grands genres littéraires (et cinématographiques), la Fantasy présente une multitude de visages pour ceux qui font preuve de curiosité et explorent ses nombreux méandres. En dehors des sagas marketées à destination des « Young Adults » [1], il existe une déclinaison plus ambitieuse de ce style très particulier.

    Le premier livre de Stefan Platteau rentre dans cette catégorie grâce à une esthétique contemplative, des envolées lyriques et un crescendo maîtrisé d’un bout à l’autre de l’histoire.

    Se décomposant en deux parties, deux récits qui ne cessent de se répondre l’une à l’autre, Le Sentier des Astres narrent les déboires d’une équipe de guerriers engagés sur le fleuve Framar, longeant des montagnes déchiquetées, quelque part dans le Nord. À la recherche du mystérieux Roi-Diseur, un oracle qui fuit la compagnie de ses semblables, ils rencontreront Manesh. Blessé et accroché à une branche, celui-ci se laisse dériver au gré du fleuve. Sauvé, l’étranger devra raconter son aventure aux hommes de la barge à qui il doit son salut. Mais les nombreuses circonvolutions de son récit retardent une inéluctable révélation et l’équipée devient de plus en plus hostile au nouveau venu. Comme la princesse des Mille et une Nuits, la survie de Manesh dépend de ses capacités de conteurs.

    Les deux histoires se rejoignent dans la description d’une guerre dans laquelle l’intervention d’antiques armes magiques a provoqué une apocalypse lésant gravement les troupes antagonistes. D’autre part, Manesh est le rejeton d’un être-fée, le Semeur de Feu qui adopte les mêmes pratiques amoureuses que Zeus en son temps, disséminant ses enfants à la surface de la Terre. Poursuivi par des forces obscures s’incarnant dans une harde de porc dont les apparitions répandent la mort et la destruction, l’ancien dieu ne peut arrêter sa course en avant…

    Ce premier roman esquive une foultitude de poncifs sans que l’auteur renie les bases du genre. Car si nous sommes bien dans un monde imaginaire que nous découvrons par le témoignage des différents narrateurs, nous n’avons pas affaire à un récit hypertrophié dans lequel un élu doit se dresser contre un mal millénariste. La guerre qui préoccupe les personnages est lointaine et seuls quelques seconds couteaux victimes de sortilèges nous rappellent sa présence.

    Aidé par un style complexe et immersif, l’auteur distille une esthétique boueuse ou l’humidité s’infiltre de partout et pèse sur les vêtements de ses protagonistes. Les apparitions de magie appartiennent à une période révolue qui se perd dans les limbes du temps. Ruines hantées par d’antiques envoûtements, ancien dieu en fuite et porcs monstrueux seront les rares d’éléments surnaturels débarrassés de leur clinquant.

    Appuyons ici une autre qualité du récit : la construction tout en finesse des personnages et de leurs psychologies. Loin d’être réduits à quelques clichés de papier, ils ont tous un caractère bien défini et des objectifs parfois très ambivalents qui les poussent à rejoindre les barges pour fendre le fleuve Framar. Les inimitiés sont autant de moments qui, dans ce contexte de huis clos, prennent une importance décisive pour la réussite nébuleuse de leurs missions.

    Pas de hauts faits d’armes ou autres joyeusetés chevaleresques ne peuplent ce conte. Les quelques affrontements qui émaillent le voyage sont toujours confus, menés par des ennemis que l’on n’aperçoit que rarement. Ce ne sont pas de gigantesques forces militaires qui s’opposent, mais quelques hommes transis de froid dans leurs capes et dont les doigts gourds ont les plus grandes difficultés à serrer la poignée de leurs épées.

    À cette esthétique de la crasse, l’auteur y ajoute une langue aiguisée qui impose une atmosphère onirique douce-amère. Si les longues descriptions et le vocabulaire précis peuvent dans un premier temps dérouter, ils sont un atout appréciable pour créer une atmosphère fantastique, à mi-chemin entre le cauchemar et l’émerveillement. La narration lancinante participe à cet effet hypnotique qui nous ancre dans la fiction. Un procédé que des maîtres de cette littérature comme J.R.R. Tolkien, H.P. Lovevraft ou Fritz Leiber… usaient avec maestria.

    L’auteur de Manesh a compris que la Fantasy, si elle regarde vers les légendes du passé, ne peut se couper de notre temps pour conserver une certaine profondeur. Il distille un symbolisme qui ne cesse de revenir sur nos propres spectres écologiques. Ainsi les chapitres mettant en scène les ruines d’une civilisation antédiluvienne ou les allusions à un arsenal magique incontrôlable renvoient-ils à nos armes de destructions massives et les vieilles cités mortifères apparaissent dans ce cadre comme l’équivalent de Prypiat antiques dont la beauté n’a d’égale que la létalité.

    Ce premier roman paraît avoir saisi tous les aspects contradictoires qui sous-tendent la Fantasy. Si l’auteur n’a pas su renoncer au plaisir de la saga, comme le prouve un cliffangher d'enfoiré, espérons que celle-ci continuera de bâtir ce monde amer qui entre en résonance avec le nôtre.

    Affaire à suivre donc…

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    [1] – Particulièrement désagréable, cette segmentation du marché du livre permet en outre aux censeurs et autres pédago-cuistres de pratiquer une politique du vide. La plupart de ses ouvrages à destination des adolescents font la plupart du temps l’impasse sur la plupart des outils de l’écrivain pour construire son récit (emploi du présent au lieu du passé, descriptions réduites à leurs plus simples expressions, vocabulaire très pauvre…). Pire, les thématiques abordées sont appauvries et réduites à leur plus simple expression (histoires d’amour à se taper la tête sur les murs, quête initiatique sans originalité.). Une autre preuve, s’il en faut, que les arts ne doivent pas être laissés entre les mains d'éditeurs se métamorphosant de plus en plus en marchands de tapis. Je vous invite grandement à faire l’expérience d’ouvrir un livre pour la jeunesse récent et un classique plus ancien et de constater les dégâts commis autant par les commerciaux de tous poils que par des auteurs complaisants brossant leurs publics dans le sens du poil – lesquels ne demandent que ça…

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