samedi 16 décembre 2017

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 23/25

    Comme vous le remarquerez peut-être, le nom d'un personnage a été modifié, en raison d'une homonymie avec le nom d'une héroïne dont les aventures ont été récemment mises en image par Hollywood...



    [Chapitre 1 : Le Chevalier]                                                           
    [Chapitre 16 : Ark'Yelïd]
    [Chapitre 17 : Des Adieux]
    [Chapitre 18 : Le Dauphin]
    [Chapitre 19 : Allytah]
    [Chapitre 20 : L'Arsenal]
    [Chapitre 21 : Chevaux d'Acier]
    [Chapitre 22 : Le Grand Réfectoire]

     Le Dauphin exécuta encore une dizaine d’allers-retours pour servir tous les convives. Il reconnut du coin de l’œil quelques prêtresses d’Erzulie, un attribut divin dissimulant le fait qu’il s’agissait de vulgaires putains. Son père avait régulé de manière très stricte cette activité licencieuse, à défaut de pouvoir l’interdire. Elles reluquaient avec insistance son auguste personne. Dans un monde ordonné, elles auraient dû détourner le regard de sa présence. Elles n’étaient même pas dignes de ramasser son pot de chambre. Il frissonna sous le poids de cet espionnage malsain, mais il n’en continua pas moins de suivre les instructions qu’on lui avait données à la lettre. Lorsque toute l’assistance fut pourvue d’une assiette grasse, les responsables des cuisines quittèrent leurs casseroles pour s’attabler à leur tour.

    On attendait un événement dont le Dauphin ne saisissait pas la nature. La pitance ne servait qu’à patienter, qu’à rasséréner les corps alors que l’esprit battait les chemins de l’angoisse. Le Dauphin écoutait les rumeurs qui circulaient d’un auditoire à l’autre. Lui-même n’ignorait pas que les assauts des adorateurs de Sol, que certains conseillers soupçonnaient d’attiser les dissensions entre les seigneurs, demeuraient un sujet de préoccupation dans les alcôves du palais. Son père avait eu beau jeu de tenir le royaume d’une main de fer grâce aux sigils même si n’importe quel mage débutant pouvait retourner ces gadgets contre lui. L’origine trouble des membres de la secte nihiliste et leurs indéniables pouvoirs de fascination sur toutes les couches de la population ajoutaient à la perplexité de la commanderie qui était incapable de prévoir les attaques. Les quelques prisonniers vivants qui étaient amoureusement travaillés par les tortionnaires de l’armée se laissaient mener à l’abattoir sans desceller les lèvres. Mais ce qui se passait à Mabs dépassait en amplitude tout ce qui avait eu lieu jusqu’à maintenant, car la secte était parvenue à mettre la main sur un fief entier.

    Le Dauphin songea qu’il rentrait dans ses prérogatives d’avertir son père. Son éviction du palais l’avait vexé bien plus qu’il ne le pensait. Mais ses devoirs envers sa terre lui intimaient de taire ses griefs personnels, tout au moins de manière temporaire. Il n’excluait pas, ce fâcheux épisode derrière lui, d’éjecter de son trône ce vieillard qui n’en finissait pas d’agoniser. Place à un sang neuf ! Peut-être profiterait-il du chaos naissant pour enrôler quelques fidèles sous sa férule et se bâtir une faction dévouée à sa cause, prête à renverser l’hégémonie de Jehan pour son unique bénéfice ? Dès que sa voix s’éclaircirait, il commencerait ses entreprises de séduction parmi tous les gueux qu’il avait sous la main.

    En attendant, il se sustentait avec difficulté, chaque bouchée lui arrachant des trépidations de douleur. Les aliments griffaient les parois de sa trachée en feu. Il perçut un mouvement sur la petite scène qui surplombait la salle. Dans un premier temps, il ne reconnut pas les deux personnes qui s’avançaient vers eux, puis ses yeux se dessillèrent. Son protecteur progressait, accompagné d’un des héros de la Prophétie. Et il comprit soudain pourquoi son père l’avait entraîné vers cette saleté d’auberge miteuse. Si on lui avait demandé quelques jours auparavant, jamais il n’aurait parié que l’un – ou l’une – des pires compagnons de quête de l’Élu filait des jours mornes dans une gargote forestière insalubre. Même après le tir ajusté dont il avait été la première victime, il aurait nié l’évidence. Jusqu’à maintenant.

    Toutes les conversations cessèrent. Les regards se tournèrent vers la présence ténébreuse qui les embrassait tous. Le Dauphin éprouva un authentique frisson de terreur. Les muscles de sa gorge se rétractèrent, lui rentrant la tête dans les épaules, lui conférant une expression pincée du plus haut ridicule. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, cherchant un coin où il aurait pu se couler pour échapper à la silhouette noire qui le toisait, comme si elle lisait à travers lui, découvrant le crime dont il s’était rendu coupable.

    Elle s’avança encore près du bord dans un silence surnaturel que même ses pas ne venaient pas troubler. Sa grande cape de cuir s’enroulait autour d’elle, gommant ses formes. Son visage disparaissait dans les ombres du chapeau et seul l’unique œil valide brillait d’un éclat luciférien. Un bras sortit des plis du tissu. C’était un membre d’acier beaucoup plus imposant que le premier, hérissé d’écailles. Il émanait de ses arêtes tranchantes une indéniable menace. Derrière elle, Eldridge, toujours engoncé dans son armure, paraissait presque fluet. Enfin, le timbre rauque de la Noctule sectionna le silence.

    — À ce que je vois, vous êtes encore nombreux… Je vous remercie d’avoir survécu, sincèrement. Et je suis désolée que le seigneur Vanakard ait agi comme il l’a fait. Ce soir, nous pouvons lécher nos plaies, mais en atten…

    Une voix s’éleva depuis le fond de la salle. Le Dauphin reconnut l’énorme cuistot qui l’avait humilié. Il ne s’étonna guère que le rustre interrompe l’héroïne de la Prophétie de façon aussi cavalière. Il n’avait aucune manière !

    — C’est bien tout ça, mais vous êtes qui, par la couille droite de Bakkhuas ? Et où diable la patronne est-elle passée ?

    Le Dauphin se cala dans son siège pour savourer la réaction de la tueuse. Eldridge s’avança, le regard mauvais vers l’impudent, prêt à dégainer sa lame. Allytah tendit sa main valide vers lui, l’arrêtant dans son mouvement.

    — Vous avez raison de demander, et je suis désolée d’avoir dû vous duper pendant si longtemps…

    Elle ôta son chapeau, révélant son mufle. Elle conservait une posture hiératique et calme face aux jugements. On chuchota à voix basse. Le Dauphin la contempla avec une attention accrue et en conclut deux choses : elle était habituée à la prise de parole en public et son maintien, sa gestuelle théâtrale et soignée lui évoquaient la noblesse. Lui aussi avait eu des précepteurs, des entraînements pour dompter son corps dans l’éventualité qu’il ait à prendre possession du trône plus tôt que prévu. Ces prérogatives royales impliquaient qu’il sache parler, mais également bouger à la perfection pour fasciner les foules. La Noctule n’était pas la première venue, mais rien dans les chansons et les légendes – toutes déformées puisque les bardes et les chroniqueurs avaient sans vergogne changé son sexe – n’indiquait ses origines. Le Dauphin se promit de lever le mystère.

    — Avant de tenir l’auberge qui a été notre havre de paix à tous, cet endroit où l’on a travaillé, étudié ou mangé, j’étais Allytah Nédérata.

    Une vieille Gobelin à la peau épinard constellée de taches de jade ouvrit ses larges yeux jaunes. Elle balbutiait presque.

    — Vous êtes censée être… morte !
    — Non ! Cette rumeur arrangeait mes affaires. Écoutez-moi, je vous prie. En m’installant ici, avec cet abri à proximité, je voulais tirer un trait sur mon passé de guerrière, mais les récents événements m’ont fait comprendre que je devais sortir de ma retraite. Je ne vais pas vous mentir, j’ai été très bien avec vous pendant de nombreuses années… Mais maintenant le seigneur Vanakard a ouvert les hostilités et il devra en répondre devant moi ! Avant ça, je souhaiterais vous proposer de m’accompagner pour mettre vos familles à l’abri, si c’est encore possible.

    — À l’abri, mais où ça ?

    Un des paysans du coin se redressa, se grattant la tête. Il portait un très vieux galurin qui dégoulinait sur son visage, lui conférant l’air d’un chien battu.

    — Toutes ces terres appartiennent au seigneur Vanakard. Quand bien même vous parviendriez à abattre quelques hommes, il vous égorgerait, et nous avec.
    — Je vous assure, Heldar d’Avon, que j’ai de quoi le tuer sans même qu’il le réalise, mais cela ne changera pas le problème. Le plus urgent est de mettre vos familles à l’abri. Le Chevalier Eldridge et moi-même allons au mont Auroch. Ce ne sera pas une partie de plaisir, mais vous y serez à l’abri, le temps de laisser passer le gros de la tempête.

    Un couple de lagomorphes avala de travers son ragoût. Ils orientèrent leurs oreilles vers la Noctule et Eldridge.

    — Le mont Auroch ? Dans les Hautes Marches ? Mais c’est à plus de vingt jours. Et encore… En prenant le sentier des pendus, c’est plus rapide, mais pour ça, il faut traverser le nid des Araknees. L’autre voie, c’est par le chemin des Éplorées dans le comté de Brune, mais le coin est réputé hanté…

    Allytah claqua de la langue. Sans paraître désarçonnée par les récriminations de ses ouailles, elle continua.

    — Je ne crois pas que les hommes de Vanakard soient tentés de nous poursuivre à travers le nid. Et de toute façon, sachez que la reine des Araknees est, en quelque sorte, une de mes connaissances… Nous pourrons donc traverser son territoire. De plus, les soldats auront trop peur de déclencher une guerre avec eux. Réfléchissez, pesez le pour et le contre. Je ne vous cache pas que le voyage sera périlleux et que nous n’avons qu’un ou deux jours avant que Vanakard réalise que le prévôt et les siens ne sont plus que cendres…

    Un brouhaha gagna l’assemblée, chacun évaluant les pertes possibles. Personne ne se décidait. Le Dauphin observait les visages, tous crispés dans une intense réflexion. Pour sa part, il n’avait pas le choix tant qu’il était sous la tutelle d’Eldridge, mais il ne comprenait pas l’hésitation des gueux.

    — Et nos familles ?
    — Embarquez-les avec vous.

    Allytah les embrassa du regard. Elle posa une main sur l’épaule d’Eldridge qui lui jeta un étrange coup d’œil, mélange de réprobation et de gêne.

    — Je sais que vous n’êtes pas rassurés, vous tous. Et vous n’êtes pas obligés de me croire sur parole, mais le Chevalier ici présent est aussi apte que moi à vous défendre. Et si vous pensez que je mens…

    Allytah rabattit d’un geste vif les pans de sa cape, dégainant un Poing de Feu de son abri de cuir. Le mouvement ne dura qu’un battement de cœur. Une détonation terrifiante résonna dans toute la pièce, écrasant l’assemblée de son vacarme. Le chapeau d’Heldar d’Avon percuté par un projectile invisible gicla de son crâne, révélant sa calvitie avancée. Le vieux paysan se figea sur son siège alors que la décharge chaude roussissait les quelques rares poils qui ornaient sa tonsure. Allytah tira encore deux fois. Le couvre-chef valsa en l’air pour atterrir sur les longs cheveux blancs d’une ancienne prostituée. L’arme tournoya sur les doigts d’Allytah qui l’escamota dans les replis de sa cape. Seule la lourde fumée bleue qui s’échappait du canon trahissait sa présence. Eldridge avait à peine cligné des yeux durant toute la démonstration.

    — Sachez que j’ai une certaine expérience de la guerre. Mais encore une fois, je ne vous oblige pas à me suivre…

    La prostituée qui avait reçu l’antique couvre-chef s’avança vers Allytah, tenant l’étrange offrande en équilibre sur sa tête. Elle mesurait deux pieds de plus que les personnes rassemblées dans la salle. Ses traits épais, ses canines hypertrophiées et sa pilosité abondante l’apparentaient à une ethnie fière et combative qu’elle n’avait plus eu l’occasion de croiser depuis la fin de la Grande Guerre.

    — Ça faisait longtemps que les filles et moi habitions à l’auberge. Ça nous a fait mal, ce qui s’est passé ce soir. Certaines sont restées sur le carreau pour défendre ces lieux. Je sais une chose, toute guerrière que vous êtes, vous ne pourrez pas mener tout un convoi à vous toute seule. Nous, Hyksos, avons aussi été les premières victimes collatérales des Dieux Noirs, mais ça, les bardes l’ont oublié. Même notre héros Warwülf, qui vous a accompagnée, a été effacé des balades, n’est-ce pas ?
    — C’est exact.
    — Mais certains d’entre nous sont restés en Yelgor.

    Elle se tourna vers les quelques femmes qui se serraient les unes contre les autres, indécises et encore éprouvées par les événements de la soirée.

    — Les filles, il ne fait aucun doute que si les adorateurs de Sol arrivent ici, nos jours sont comptés. Voulez-vous vivre sous leur joug ou continuer à vivre comme vous l’entendez ? Comme nous l’avons toujours fait ? Librement !

    Les femmes se consultèrent du regard, ignorant quelle attitude adopter. Puis, d’un même mouvement, elles dégainèrent leurs dagues ornementales qu’elles tendirent vers la Noctule.

    — Nous vous accompagnerons. Nous ferons de notre mieux pour vous aider.

    Allytah se gratta le crâne, soulevant le rebord de son chapeau.

    — Je ne vous en demandais pas tant, mesdames…

    La Hyksos monta le long des marches, rejoignant la Noctule. Elle lui ouvrit les bras en signe de fraternité.

    — Mon vrai nom est Gyer de Landebury.

    Les deux femmes s’accordèrent une accolade. Aussitôt, une partie de l’atmosphère délétère se dissipa. Les filles se rassemblèrent autour de Gyer et d’Allytah. Une sorte de fièvre s’empara de tout le monde. Chacun offrait ses compétences pour participer au voyage. Malgré les récriminations de leur mère adoptive, Tigrishka et Yvain proposèrent leurs talents, s’investissant dans la construction de la caravane. Même si Allytah répugnait à les voir prendre leur indépendance et à se risquer droit dans une aventure pleine de dangers, il ne lui appartenait plus de brider leurs aspirations.


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    Un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance...


    mercredi 6 décembre 2017

    Bibliothèque des Ombres : Georges A. Romero : Révolution, zombies et chevalerie/Julien Sévéon (2016)


    George A. Romero a été un des plus grands cinéastes du siècle passé et peut-être un des plus incompris de son temps. Je ne peux pas parler de cet artiste sans évoquer un bref instant ma rencontre avec ces films qui m’auront marqué au fer rouge. Une vive impression partagée par l'auteur de cette monographie aussi partiale que passionnante. Il faut dire qu’à l’inverse des spectacles tièdes que nous propose à longueur de temps Hollywood, les pellicules de Romero n’ont jamais cessé d’interroger son époque et ses symboles pour mieux les détourner. Il fait partie de cette rare race de cinéaste à n’avoir jamais jeté aux orties ses convictions, tentant film après film, projet après projet de trouver un angle d’attaque qui fasse sens pour présenter un divertissement intelligent dont les soubassements, pour peu que l’on y plonge, comportaient une déconstruction en règle des mythes de notre temps que n’aurait pas renié un Roland Barthes au meilleur de sa forme.

    Innocent adolescent pré pubère, je me mangeais sur les conseils d’un ami le coup de boule esthétique de Dawn of the Dead aka Zombies dans sa version italienne. Entre les arpèges électriques des Goblin et l’ambiance de chaos, de cirques macabres et de folie furieuse – toujours imité, jamais égalé – des scènes, j’étais happé par un spectacle qui de plus possédait une étonnante profondeur. Suffisamment de fond pour que, les visions s’enchaînant, l’ensemble reste pertinent malgré le passage des ans. Plus que n’importe quel autre film, le deuxième opus des Morts-Vivants contient en filigrane une des satires les plus virulentes du capitalisme. Difficile de supporter la corvée des courses après avoir regardé ce Zombies – ce qui en rend la projection presque indispensable comme préambule à toutes critiques lucides de la société de consommation – tant l’auteur a tapé dans le mille. « Cet endroit représentait quelque chose d’important dans leurs vies », « Nous sommes eux et ils sont nous… » prophétisent les infortunés héros dans des moments de glaçantes de clairvoyance. Difficile de ne pas songer aux créatures en déambulant derrière son propre caddie, coincé dans une file de vieillards cacochymes se dandinant comme des canards. Car pour Georges A. Romero, les véritables monstres n’ont jamais cessé d’être les humains, prisonniers de leurs carcans de valeurs paradoxales, rentrant souvent en collision les unes avec les autres [1].

    Car ce qui fait de Zombies une œuvre d’art profondément subversive c’est l’emploi du centre commercial comme lieu de piège par excellence. Plus encore que la morsure zombiesque, ce sont les illusions de l’abondance et la répétition ad nauseam des schémas ayant entraîné le déclin de la civilisation occidentale qui précipiteront les héros vers leurs inéluctables chutes. Ce seront les plus âpres au gain, les plus « conservateurs » qui se transformeront les premiers en voulant protéger leurs biens de consommation. Chez Romero c’est clair : refuser de s’adapter c’est périr. Cet axiome est présent dès le film séminal La Nuit des Mort-Vivant, mais Zombies y adjoint une vraie démarche idéologique consciente même si celle-ci se colore d'une authentique appétence de l’auteur pour des saillies d’humour noir grotesque bienvenues.

    Georges A. Romero était — avec peut-être John Carpenter [2] — un de ces rares réalisateurs à m’avoir fait comprendre à travers ses films la nature politique du cinéma et donc sa propension à la propagande. Un plan, un travelling – quelle que soit l’histoire qu’ils illustrent – n’ont de valeur que s’ils sont signifiants, que s’ils tendent vers un sens. Issu de la publicité et du documentaire – son ancien gagne-pain [3] –, Romero avait saisi la grammaire du cinéma et plus encore la manière la plus efficiente de véhiculer un message en additionnant deux plans pour restreindre le champ interprétatif. Ce n'est pas un hasard si le réalisateur portait souvent la casquette du monteur sur beaucoup de ses premières œuvres : il était conscient de la puissance des images. En opérant en véritable homme-orchestre, Romero nous refuse la satisfaction d’un onanisme mental narcissique pour nous tendre un miroir déformant, lucide, mais âpre.

    Pourtant, dans un sens, les Morts-Vivants ont toujours été l’arbre qui cache une forêt d’une grande cohérence qui n’a jamais cessé de capturer la déréliction sociale et psychologique de son pays. Si Romero a laissé une liste impressionnante de projet en friches c’est moins pour son manque de talent que pour son rejet d'un cinéma mainstream dont l'accès lui aurait coûté sa probité d'auteur. Ce qui le condamnera à l'étiquette de cinéaste spécialisé dans le gore et plus particulièrement dans le film de zombies. Ce livre permet de remettre les pendules à l'heure en explorant toutes les facettes stylistiques et thématiques de Romero. Car entre l’excellent exercice satirique qu’est Creepshow, film à sketches scénarisé par Stephen King, les errances psychotiques du vampire — mais l'est-il vraiment ? — Martin ou les aventures des doux rêveurs de Knightriders, il y a de quoi satisfaire tous les publics.

    Comme le rappel le journaliste Julien Sévéon au court de cet énorme pavé, Romero a souvent préféré les petits budgets aux fastes trompeurs des paillettes. Une dure leçon apprise sur le set de La Nuit des Morts-Vivants, premier manifeste du « gore », relecture plus crue, plus actuelle des standards de l’horreur. Un monde dans lequel la chair et les viscères sont montrés avec une certaine complaisance. Pour ce premier essai, Romero expérimente et c’est plus la présence d’une goule nue et le premier rôle joué par un noir qui provoque l’émoi dans les salles. Dans un pays où la ségrégation raciale influence encore l'ordre social, cette touche de couleur caresse une corde sensible et teinte d’une aura politique une pellicule qui ne l’était pas vraiment au moment de sa conception.

    Pour autant, cette première saillie va laisser des marques chez le Romero qui s’amusera à approfondir cette critique sociétale dans ses films. Portraits de marginaux en proie à une certaine forme de vindicte populaire, son cinéma porte toujours un regard sur les perdants du rêve américain, dissertant en creux sur une nation qui a la fâcheuse tendance à faire disparaître ce qui contredit son idéologie sous le tapis. Outre les titres déjà cités, Romero s’intéressera au féminisme dans l'onirique Season Of the Witch ou aux difficultés des paraplégiques dans l’excellent thriller Monkey Shines. Pour avoir cette liberté de ton, Romero s’entoure d’une équipe qui restera peu ou prou la même à travers les années et, une fois familiarisé, on reconnaîtra au générique les mêmes noms… Une certaine impression de se retrouver chez soi, dans ses pénates entre gens d’agréables compagnies.

    Ce voyage critique à travers une filmographie atypique permet de remettre les compteurs à zéro concernant une œuvre qui aura trop souvent été réduite à son saignifiant genre « zombiesque ». Les analyses – pointues – détaillent le contexte de production, les incidents ayant émaillé le tournage ainsi que le résultat final et la réception publique de celui-ci. Le moins que l’on puisse dire est que Romero aura été malmené par les distributeurs, ne sachant pas comment vendre ses films les plus personnels. Il y a une ironie dramatique autour du cas de Romero, dans l’énigme qu’il a posée à l’industrie du divertissement. Après avoir voulu mettre le pied dans un cinéma moins « confidentiel » que ces premiers opus régionaux – à ses débuts Romero est considéré comme un indépendant qui officie à Pittsburgh, donc sujet à regard empreint de complaisance de la part d'Hollywood – il végète pendant sept années dans des bureaux, lançant des projets euthanasiés les uns après les autres. Il faut dire que les thèmes de ceux-ci sont polémiques et s’apprêtent peu au consensualisme de rigueur dans les studios. Lassé, Romero reviendra à ses chers zombies, mais ceux-ci lui seront arrachés et dénaturés par la pop-culture.

    Le rayonnement planétaire de La Nuit… aura eu une conséquence néfaste que le cinéaste ne pouvait pas prévoir. Ces morts-vivants auront en quelques décennies envahis les écrans, mais hélas pour lui, les gens n’en auront retenu que le côté gore, oblitérant la parabole sociétale à l’origine du projet. Et même si un tardif Land of the Dead vient remettre les pendules à l’heure avec sa révolte d'un lumpenprolétariat zombiesque [4] le mal aura été fait : le sujet aura, comme beaucoup d’autres, été vidé de sa substance et récupéré par la grande essoreuse idéologique. The Show must go on ! L’on aura ainsi eu une déferlante de films de zombies sans que jamais aucun ne parvienne à retrouver l'intelligence des œuvres de Romero. Pire, les plus malhonnêtes tendent à brosser dans le sens du poil les dogmes actuels, inversant la parabole de Romero, que ce soit dans un pamphlet pro-israélien assez répugnant comme World War Z [5] ou dans la série The Walking Dead, propagande à peine dissimulée pour les valeurs de droite conservatrice et réac’. On est loin, très loin du génie visionnaire de Romero…

    Boudé par les producteurs, Romero poursuivra sa saga des Morts-Vivants sous la forme de comics. Une séquelle dessinée sur laquelle s’étend le critique, mais dont le passage éclair dans les étals surchargés des librairies ne m’aura pas permis de jeter un œil dessus. Il est tout de même regrettable qu’un réalisateur aussi doué ait été d’une part cantonné un peu trop souvent dans son petit coin zombiesque, et d’autre part n’aura pas été capable de monter d’autres projets. La dernière interview qui clôt la monographie est pour le moins clair sur son éloignement d’avec son Art : les atermoiements interminables des boîtes de productions dirigés par des commerciaux aux connaissances artistiques proches du néant [6] ont achevé la résilience de Romero. Et nous devrions nous inquiéter que des créateurs de cette trempe – ou de celle d’un John Carpenter – aient fini par jeter l’éponge face à une machine folle, dilapidant des fortunes colossales pour entretenir des sagas mortes-vivantes qui feraient bien de laisser la place à de nouvelles mythologies.

    Cet ouvrage permet donc de se replonger avec le recul dans une œuvre riche qui a toujours mis l’accent sur les déclassés du rêve américain, les marginaux et dont la puissance du discours subversif reste encore inégalé. Si l’on peut regretter quelques interviews parfois pas très utiles du « gang Romero », le parti-pris d’une approche partisane du cinéma de Romero est tout à l’honneur de Julien Sévéon dont la plume acérée rend un vibrant hommage au maître de Pittsburgh. Seul – gros – bémol : la couverture souple qui ne supporte pas le poids des pages, ce qui ne facilite pas du tout la manipulation de cet énorme pavé. Le dos, pour peu que nous lâchions notre prise sur le livre, se casse aisément. Messieurs les éditeurs : faites un effort, s’il vous plaît !

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    [1] — J’éprouve toujours une disruption cognitive lorsqu’un grand patron me parle de valeurs humanistes… J’ai l’impression d’observer un monstrueux poussah vampirique donner des leçons de morales à son troupeau de moutons…

    [2] — Invasion Los Angeles restera probablement un des films les plus lucides et furieux sur les années Reagan, et plus généralement sur le capitalisme prédateur et ses idées mortifères.

    [3] — Où l’on constate que les quelques publicités du jeune Romero n’y allaient parfois pas avec le dos de la cuillère que ce soit dans le domaine de l’originalité fantasque ou du bon gros uppercut dans les mâchoires…

    [4] — Le personnage de Dennis Hooper s’inspire de Dick Cheney – soit la crème de la droite conservatrice américaine — et connaîtra une fin particulièrement soignée et ironique de la part du cinéaste : trempée dans l’essence par le leader des zombies Big Daddy et flingué par son homme de main zombifié, le très hispanique Cholo...

    [5] — Brad Pitt sauve le monde et surtout sa famille avec sa seule frimousse blonde, sa bite et son couteau.

    [6] — Ce qui donne, entre autres aberrations pelliculés, Le Monde secret des Emojis… L’art de la médiocrité à son summum.

    dimanche 26 novembre 2017

    Cinoche B comme Bon... : Offscreen 2017 : Cannibales et Contes de Fées

    Apparu en marge du Festival Fantastique de Bruxelles, l’Offscreen dépoussière des pelloches rares et/ou peu connues du grand public. Une occasion donc pour s’abreuver à une autre source que celle des distributeurs classiques des multiplexes et de déguster des cinémas différents, de nous secouer dans nos habitudes audiovisuelles. La programmation – touffus comprenant autant des nouveautés que moult rétrospectives – ne m’a pas permis d’assister à toutes les projections, néanmoins j’ai pu découvrir quelques perles…



    1. Grave de Julia Ducornau (2017).



    L’œuvre d'ouverture de ce festival et en même temps la bête à hype du moment est-elle la hauteur de sa flatteuse réputation ? Pour ma part, je n’ai pas accroché à ce timide délire cannibale, la réalisatrice se refusant toute exagération propre à ce style de cinéma. Si la première demi-heure bien sociétale sur les bizutages en école supérieure de médecine annonce une ambiance anxiogène à base de rituels stupides, le reste demeure convenu, voire assez chiant.

    Comme c’est trop souvent le cas quand les français s’essaient au cinéma « de genre », la cinéaste se contemple en train filmer. C’est appliqué, parfois réussi, mais en général assez plat. La faute peut-être à un parti-pris graphique très faible – on est loin des décadrages, des focales déformantes, de l’emploi ingénieux du hors-champs et autres astuces qui font parties de la panoplie du réalisateur d’horreur – ce qui donne une consistance atonale à l’ensemble. Oui, c’est trash et vulgaire, mais cela ne suffit pas à transcender son sujet qui n’est qu’effleuré.

    La réalisatrice préfère perdre son temps à nous dépeindre les beuveries estudiantines dans toutes leurs décadences, échouant systématiquement à les utiliser pour nourrir son propos. Tous les acteurs mâchent leurs mots – une désagréable manie des dialogues « réaliste » qui plombe le cinéma « d’auteur » français – tant et si bien que je n’ai compris certains échanges qu’en lisant les sous-titres néerlandais. Le scénario ne décolle que vers la fin et la toute dernière image aurait pu servir d’incident déclencheur et nous emmener dans un autre film, plus perturbant.

    Une œuvre auteurisante, dans le mauvais du terme, qui a de plus à une fâcheuse tendance au fétichisme gratuit. Une projection dispensable, et ce n’est pas parce que c’est estampillé « de genre » et « réaliser par une femme » que cela en fait une merveille. En ce qui me concerne, dans un registre similaire, le Vorace d’Antonia Bird n’a pas encore trouvé d’équivalent dans l’excellence.

    2. La Belle et la Bête de Juraj Herz (1978).


    La rétrospective conte de fée tchèque m’aura permis de redécouvrir des adaptations de classiques pour le moins surprenantes, stylisées, souvent faites de bric et de broc, mais suffisamment audacieuses pour que l’absence de budget soit palliée par une inventivité de tous les instants. Cette version de la Belle et la Bête est une bonne entrée en matière, introduite par un préambule du réalisateur lui-même. Le recours à la fantasy n’a rien d’étonnant dans le contexte politique communiste de la Tchéquie de l’époque, la censure idéologique demeurant assez forte. Pourtant, les quelques échantillons de ce cinéma présentés à l’occasion de ce festival ont conservé une puissance d’évocation peu commune.

    Si le genre horrifique n’était pas permis, Juraj Herz se sera servi des contes pour laisser libre cours à ses envies de fantastiques et d’épouvante, conférant une aura maléfique au récit de Madame Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Oubliez donc la mièvre Bête de l’oncle Walt, car la première demi-heure décrit un monstre impitoyable. Dans une forêt toujours enveloppée de brume, la « Bête » — d’abord filmé comme un tueur en série de slasher, souffle et caméra subjective incluse — fond sur une caravane de marchands en un enchaînement d'attaques mortelles. La créature, un mélange d’homme et d’oiseau de proie, ne plaisante pas et ceux qui entrent dans son territoire le paient au prix de leurs vies.

    Mais la Bête ne serait pas grand-chose sans un décor à sa démesure. Le château déliquescent qui renvoie à une noblesse en fin de règne, évoque plus la Maison de Usher et E.A. Poe que les fanfreluches que l’on appose volontiers à ce conte romantique. Peuplée d’anciennes statues inquiétantes, de serviteurs mutiques constitués de suie et de marécages méphitiques, la demeure de la Bête n’eût certes pas déplu au Dracula de la Hammer. D’autant que le réalisateur joue dès qu'il le peut avec les zones d’ombre et le hors champ (coucou Grave…) pour instaurer une atmosphère de cauchemar. Idée originale : la déformation en Bête, en partie inexpliquée, semble provenir d’une malédiction ancestrale se transmettant de génération en génération ainsi que le suggère une série de portraits.

    Si l’histoire d’amour demeure convenue, fleuretant avec le ridicule le plus achevé, c’est qu’elle n’intéresse pas Juraj Herz que l’on sent plus impliquée dans la création d’une ambiance ténébreuse et dont les nombreux effets de style saisissant n’ont rien à envier aux films gothiques de Mario Bava. Malgré ses faiblesses, en partie imputable aux conventions du genre, cette adaptation conserve une aura aussi fascinante que la version de Jean Cocteau.


    3. La Petite Sirène de Karel Kachyna (1976).


    Cette œuvre pousse la bizarrerie un cran plus loin par un procédé esthétique simple et efficace. Ne possédant pas les moyens pour un tournage en milieu sous-marin, le réalisateur a décidé de se passer d’eau. Ainsi les acteurs évoluent-ils dans une faille, illuminée par un complexe système d’éclairage bleutée. Les mouvements lents, quasi hypnotiques qu’ils doivent exécuter pour bouger sont accentués par des costumes céruléens au tissu lourd. Ce dispositif achève de poser sur l’ensemble une ambiance onirique qui sied à merveille à ce conte.

    Plus proche de la version d’Andersen que de celle de l’oncle Disney, le film dégage une impression prononcée de mélancolie et de déréliction. Une curiosité à voir pour son travail sur les couleurs, ses décors et sa mise en œuvre très particulière qui – avec pas grand-chose – parvient à nous emmener dans un autre monde.


    3. La Bête de Walerian Borowczyk (1975).
     


    Longtemps victime des foudres de la censure, cette bizarrerie a été récemment rééditée sur galette numérique, depuis la rétrospective consacrée au réalisateur par le centre Pompidou. Variation érotique de La Belle et la Bête, le film s’ouvre sur une situation vaudevillesque au possible : un châtelain désargenté tente de sauvegarder son domaine en mariant son fils à une riche américaine. Pour être valable, la cérémonie doit être célébrée par un Cardinal, et dans un temps imparti. C'est donc un groupe de personnages, tous plus cupides les uns que les autres, qui se retrouvent à attendre Godot.

    Sauf que cette introduction n’est qu’un prétexte élaboré pour préparer le morceau de bravoure. Car en s’ouvrant sur des gros plans de sexe de chevaux à l’occasion d’une sailli, le réalisateur nous vend assez vite la mèche. Son propos tournera autour de nos rapports contrariés avec le sexe et notre inconscient pulsionnel. Et le conte éponyme dans tout cela ? Il intervient lorsque ladite fiancée – un peu niaise – découvre une étrange légende locale et commence à fantasmer sur les exploits de son héroïne qui aura tenu en respect une fameuse « Bête »… Le film éclate en une séquence hallucinante dans laquelle une jeune châtelaine est poursuivie puis prise de force par un loup-garou priapique. Si les effets de la créature demeurent sommaires, il faut avouer que la scène reste d’une efficacité assez troublante. D’autant qu'elle dure, s'allonge excessivement, accompagnée par une sonate pour clavecin répétitive...

    En effectuant des ponts par le biais du montage entre le songe et la réalité, usant d’une certaine forme de pensée magique, ce film ne cesse de s’adresser à notre inconscient – peut-être la fameuse « Bête »… 



    4. The Cat who wore Sunglass de Vojtech Jasny (1963)


    Une petite ville de la province de Tchécoslovaquie accueil une bande de saltimbanques comportant dans leurs rangs un magicien volubile, mais surtout un certain chat portant des lunettes de soleil. Le félin possède un pouvoir : son regard révèle la nature des gens qu’ils fixent, les teintant d’une couleur symbolique. Ceux que le sortilège touche ne peuvent pas s’empêcher de danser et de se perdre dans une folle sarabande.

    Fable sur le communisme, avec ses mesquins délateurs zélés qui se retrouvent soudain exposés, comédie enfantine et musicale, ce film c’est un peu de tout cela à la fois. La photographie et la mise inventive finisse par emporter l’adhésion et ce sont surtout les morceaux d'anthologie comme le spectacle de magie ou les scènes pendant lesquelles le chat révèle la « nature » de chacun qu’explose la créativité des artisans tchèques.

    Si tout cela s’avère assez léger – quoique la parabole soit tout à fait applicable à notre économie capitaliste –, ce n’en est pas moins un plaisir pour les yeux, d’autant que les acteurs s’y adonnent avec un vrai entrain, en particulier les gamins qui sonnent souvent juste.


    5. Valerie and her Week of Wonder de Jaromil Jires (1970)


    Le jour de ses premières règles, la jeune Valérie bascule dans un monde menaçant dans lequel la guette un étrange vampire qui ressemble à son père.

    Comme dans énormément films présentés dans cette rétrospective la mise en scène et le jeu des lumières flattent les yeux et l’on sent que les artisans ont l’habitude de créer des enchantements avec pas grand-chose sous la main. Il n’y a pas un photogramme qui ne soit pensé et composé avec soin. En revanche, il n’en est pas de même pour le scénario.

    Décousu à l’extrême, mais surtout incroyablement malsain vis-à-vis de sa juvénile héroïne exposé de manière un peu trop équivoque, cette œuvre prête le flanc à une critique virulente. Car si l’on aurait pu avec un pareil canevas obtenir quelque chose de fantastique, les trop nombreux moments de gêne, même pas justifié par une idée narrative, plombent l’ensemble.

    À la limite du fétichisme pédophile, Valérie… ne parvient pas à combler son ambigüité morale complaisante par une légitimation scénaristique, nous laissant avec un arrière-goût nauséabond dans la bouche.