dimanche 24 mai 2015

    Bibliothèques des Ombres : Redneck Movies : Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain/Maxime Lachaud



    En voyage dans les terres de l’Oncle Sam, vous dérivez dans un paysage fait de bicoques délabrées sous un soleil de plomb. Vous conduisez depuis des lustres, avec pour seules compagnies les cactus, les mouches et les cadavres de tatous achevant de se dessécher dans la poussière de la route rectiligne. Vous êtes paumés dans un décor désertique échappé d’un film post-apocalyptique. Vous allez bientôt tomber en panne d’essence. Vous vous arrêtez dans une station-service, vraisemblablement la dernière dans ce qui semble être le trou du cul du monde. La lumière est aveuglante, gluante. Elle colle aux objets, imbibe de sueurs rances la moindre surface. Vous dégoulinez, vos mains sont moites. Ce superbe guide GPS avec sa voix d’actrice porno intégrée vous a fielleusement claqué dans les doigts, la chaleur ayant achevé de griller ses fragiles entrailles électroniques. Vous voilà obligé de chercher votre chemin sur la vieille carte usagée de votre arrière grand-père, laquelle n’est plus à jour depuis des siècles. Vous êtes dans la merde.

    Autant demander votre route aux autochtones. Alertés par les soubresauts asthmatiques de votre moteur, ils sortent de leurs bicoques en tôles ondulées, s’avançant d’un pas chaloupé sous le cagnard. Ils chassent devant eux quelques poules faméliques qui caquètent en s’enfuyant entre leurs jambes, peinant à prendre leur envol. Le grand type au nez cassé vous observe d’un air mauvais. Ses yeux porcins vous scrutent tandis que sa bouche aux chicots moisis exhale une puanteur d’alcool frelaté. D'ailleurs, un petit panneau en ruine, écrit à la main avec du saindoux sur lequel vrombit un essaim de mouches vertes, annonce que vous trouverez dans cette station le meilleur « Moonshine » de la région. Derrière son père peu ragoutant avec sa salopette maculé par plusieurs couches de tâches suspectes, la transformant en une toile de Pollock inquiétante, sa fille – à moins que ça ne soit sa sœur – aux formes plantureuses vous regarde avec intensité, dissimulée dans l’ombre de son stetson. Elle fait plusieurs va-et-vient entre le vieux distributeur rouillé de sodas et l’ombre du porche, roulant des hanches, mettant en valeurs ses énormes seins que la sueur imprime sur son tee-shirt.

    Troublé par la créature dont les chairs alanguies par la fournaise sont autant d’appels à une bestiale copulation, vous demandez votre chemin à « Father Fred ». Tirant sur son cigare éteint et mâchonné depuis trois longues heures, celui-ci vous assène d’abord une mauvaise nouvelle. Bien que bardé d’équipement ultra-moderne, votre voiture vient de rendre son dernier soupir. Et il ne faudra pas espérer avoir une pièce de rechange dans les prochains jours. Mais qu’à cela ne tienne, vous allez profiter de la générosité des bons gars du Sud (et peut-être avoir la chance de culbuter Sassy-Sue dans la paille…). Dans trois jours, on organise le festival de la viande de porc dans la ville voisine. Un beau moment de convivialité où vous pourrez tâter le cul des vaches (et des fermières) tout en dégustant des produits locaux…

    Vous êtes bien naïf…
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    Cette introduction en forme d’hommage vous prépare à entrer dans le monde merveilleux des Rednecks Movies ! Vous allez explorer les méandres les plus insalubres d’une mythologie contemporaine que le cinéma d’horreur des années 70-80 a contribué à installer dans notre inconscient collectif. Qui ne connaît pas le Redneck Movie et ces poncifs ?

    Popularisés par une pléthore de survivals bas du front dans lesquels des teenagers débiles se perdent chez les pécores locaux, tous consanguins et forcément cannibales, ces films sont farcis de stéréotypes que des légions de mercenaires de la pellicule ne cessent de recycler de remakes en reboots (mais si, vous voyez de qui je parle…). Et pourtant, cette forme de scénario abêti n’est que la pointe de l’iceberg que cet ouvrage vous propose d’aborder.

    En remontant aux racines socio-économiques de ces récits, Maxime Lachaud démontre, si besoin était, que la fiction contient en son cœur une vérité cachée. Partant de l’histoire du Sud des États-Unis et de leurs rapports avec l’esclavage, l’auteur revient sur les conséquences méconnues qu’a eues l’afflux de cette population sur les ouvriers agraires. Reléguées en dessous des esclaves, virées de leurs champs comme des malpropres, ces communautés rurales appauvries se sont refermées sur elles-mêmes. Survivant parfois en autarcie, elles ont développé un chauvinisme et une bigoterie exacerbés.

    Envie, colère et paupérisation ont jeté les dès d’un jeu morbide entre les blancs et les noirs sous les regards amusés des grands capitalistes de l’époque. Le Ku-klux Klan – de sinistre mémoire – a prospéré sur les ruines morales de toute une population électrisée par des prédicateurs proches de la démence. Dans cette ambiance mortifère, il n’était pas rare que le plus petit incident soit monté en épingle et aboutissent à des lynchages cathartiques d’une violence inouïe perpétrés par des groupes hystériques et bigots. Femmes et enfants participaient parfois à la mise à mort du bouc émissaire et l’on faisait ripaille sous les arbres à pendus. La guerre de Sécession et la catastrophe économique qui en a résulté ont accentué l’image d’un Sud déliquescent. Immaculés et pimpants, les manoirs des grands propriétaires terriens ayant fait faillites se sont transformés en ruines inquiétantes, hantées par une noblesse décatie s’enfonçant dans la folie et la consanguinité.

    En passant en revue tous ces soubresauts, parfois peu perceptibles par le grand public que nous sommes, Maxime Lachaud nous dépeint les États-Unis du Sud dans toutes leurs complexités : un territoire où la violence du Far-West est encore de mise. Un endroit fait d’une multitude de luttes perdues, de strates de rancœurs enkystées dans les âmes et la poussière.

    La Nature joue un rôle non négligeable dans ces fictions. Indifférente aux destins des créatures qui se battent à sa surface, elle est hostile, engendre dans la boue des marais des sangsues géantes et des monstres de Gila dans le désert. Impitoyable, le soleil grille la couenne des touristes. Les mouches et les moustiques pullulent et harcèlent hommes et bêtes. La chaleur décompose tout, exhale des odeurs fétides, gonfle les chairs et brûle les cerveaux, nous rappelant à notre état de primate. Les coïts ne sont que d’horribles viols collectifs, le moindre mot de travers peut entrainer une spirale de violence sans fin. On ne survit là-dedans qu’en biberonnant un alcool capable d’assommer un bœuf en deux verres…

    Si la nuit, le vent et la tempête se faisaient les complices des vampires, des fantômes et des savants fous aux belles heures de la Hammer Film et du cinéma gothique, la fiction sudiste s’empare du jour. Les monstres ne se cachent plus dans les ténèbres. Toutes les horreurs imaginables ont lieues dans la lumière du soleil qui cesse dès lors de devenir un astre d’espoir.

    Le « Gothique sudiste » comme le dénomme Maxime Lachaud n’est pas récent. Ses racines se trouvent dans la littérature. Et quelle littérature ! À l’inverse de bons nombres d’érudits qui tendent à séparer de manière un peu pédante la Culture avec les œuvres d’exploitation, le journaliste les unit en une même unité. La plus fine plume américaine a ainsi donné naissance à ce genre : des auteurs comme Tennessee Williams, Marc Twain, William Faulkner ou Truman Capote. Plus contemporains, Cormac Mc Carthy, Harry Crew ou Joe R. Lansdale continue de creuser ce sillon où l’hyperréalisme des descriptions participe à l’élaboration d’une esthétique de la décrépitude. Fasciné par le monstre humain, ces auteurs ne s’embarrassent pas de mort-vivants ou d’un folklore faisant appels aux vieilles légendes usées jusqu’à la corde. L’horreur des carcans moraux, la ferveur religieuse et la promiscuité forcée face à un environnement hostile forment un terreau bien plus brut et effrayant pour les écrivains.

    Dès les années 20,le genre s’affiche sur les cinémas pour colorier en rouge les rêves des spectateurs. Oscillant au fur et à mesure de ses incarnations entre le cinéma d’auteur et la série B poissarde, il donne naissance à quelques chefs-d’œuvre pelliculés. Des cinéastes comme John Huston (La Nuit de l’Iguane, Reflet dans Œil d’or [1]) ou Elia Kazan (Baby-Doll) retranscrivent le soufre qui hante les classiques littéraires en se jouant de la censure de l’époque, ouvrant la voie à d’autres réalisateurs qui repousseront les limites de la violence et du bon goût.

    Tout comme le western, dont il est le rejeton turbulent, le gothique sudiste conserve dans son discours le thème de la Frontière. Frontière physique avec ses territoires inhospitaliers martelés par un soleil de plomb, mais aussi frontière corporelle. La question de la sexualité débridée et de la viande hante le genre de manière maladive. Tendant volontiers le cou aux censeurs de tous poils, les différents réalisateurs ont affronté de front pléthore de sujets tabous, se livrant à une radioscopie de l’inconscient glauque de l’Amérique profonde. Pédophilie et viol sur fond de noblesse décatie (Baby-Doll), viol homosexuel (Délivrance de John Boorman), cannibalisme (Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper), zoophilie… Les rejetées de Dieu se vengent sur les citadins privilégiés, le Sud viole, démembre et détruit le Nord le temps d’une illusion née de la chaleur étouffante.

    Mais Maxime Lachaud ne s’arrête pas à ses classiques, nous entraînant loin dans les méandres des productions locales dont les comédies sudistes mettant en vedette Burt Reynolds. Bâties sur le folklore du bouilleur de cru pourchassé par le shérif et ses sbires tentant d’appliquer les lois de la prohibition, ces films révèlent une vraie culture locale avec ses propres mythes. Le Moonshine, alcool frelaté fabriqué grâce à la lumière de la pleine lune et capable de rendre aveugle celui qui le consomme sans précaution est au cœur de ces légendes.

    Le temps d’une étape dans la gaudriole et nous découvrons que les archétypes du gothique sudiste ont infecté tous les cinémas. De l’Australie (Razorback de Russel Mulcahy, Réveil dans la Terreur de Ted Kotcheff) en passant par la France (La Traque de Serge Leroy, Canicule d’Yves Boisset) et la Belgique (Calvaire de Fabrice du Welz), les ploucs homicides se sont disséminés partout. Ils ont contaminé la nature qui cesse de prendre la pose pour les cartes postales, se transformant en infâme bourbier glacial prêt à nous happer.

    À travers la visite de cet immense pan de la culture cinématographique, l’on s’aperçoit que les horreurs que nous ont infligées les cinéastes, qu’ils soient des génies au sommet de leurs gloires ou de besogneux tâcherons de la série Z, ne parlent que de notre rapport conflictuel avec la nature dans toute son âpreté. Condition de vie hostile et humanité corruptible, encline à toutes les folies font bons ménages pour tisser des marais d’illusions dans lesquelles nous aimons nous enfoncer.

    Derrière nos écrans tactiles, notre belle assurance, nos gratte-ciels symbole de notre égotisme, se cache un barbare sans foi ni loi.

    Un livre indispensable pour tout amateur du genre qui en découvrira tous les soubassements et pour les néophytes qui pourront se régaler d’une prescription abondante de films (et de romans…).

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    [1] Reflet dans Œil d’or : Une petite perle du genre avec un Marlon Brandon en général homosexuel confit dans sa frustration, se rinçant l’œil sur les corps d’éphèbe de ses sergents tandis que sa femme délaissée s’envoie en l’air avec toute la caserne…