J’aime les dessins très typés, et cela vaut autant pour des illustrations qui se rapprochent d’une forme de « réalisme » – avec tous les guillemets nécessaires à cette appellation non contrôlée – que pour des graphismes plus radicaux, comme l’esthétique punk de mon vieux complice ExpExp. Cependant, son style requiert une séquence qui corresponde à sa personnalité artistique. Je lui ai donc confié un chapitre assez particulier de la deuxième partie de Pornopolis, dans lequel la sexualité ne joue qu’un rôle mineur.
Dans ce passage, nous entrons dans un moment charnière de l’histoire : notre chère Ethel Arkady sort de son enveloppe corporelle et explore sous la forme d’une projection astrale les secrets qui se cachent sous les entrailles de Pornopolis. Elle y découvre tout un monde abyssal grouillant de créatures qui ne ressemblent à aucune forme de vie connue dans notre « réalité physique ». Cette séquence cite de manière très explicite Lovecraft – qui reste une des grosses influences littéraires chez moi, et dont le poids thématique imprègne une large partie du fantastique contemporain, mais peut-être pas dans le sens où l’entendent beaucoup d’exégètes de l’auteur.
En effet, je trouve que l’on réduit un peu trop souvent Lovecraft à un ensemble de « tentacules, grimoires maléfiques, et racisme décomplexé ». Or, la plupart du temps, il est plutôt question de la peur devant l’inconnu, mais surtout de ce qui arrive à notre esprit limité lorsque nous comprenons la vastitude de l’univers et de son extrême indifférence à notre destin, un credo qui accomplit par la même le plus beau doigt d’honneur à l’humanisme, lequel prétend au contraire mesurer la réalité à l’aune de notre anthropocentrisme. Bien sûr, il existe d’autres thématiques au sein de son œuvre, mais je ne reviendrai pas sur celle-ci dans cet article. Si vous ne l’avez jamais abordé, je vous invite à explorer cette œuvre singulière[1].
Mais je ne suis pas là pour établir une exégèse lovecraftienne, bien d’autres s’y sont attelés, avec bien plus de talent… [2] Comme exemple, je prendrais en exemple deux longues novellas qui m’ont marqué : Les Montagnes Hallucinées & Dans l’Abîme du Temps. Dans ces histoires cohabitent tout autant l’horreur et la fascination que Lovecraft éprouve pour une altérité non anthropomorphique. Car ni les Anciens, ni les membres de la Grande Race de Yith ne sont vus comme des entités maléfiques. L’auteur décrit leurs sociétés complexes avec une gourmandise sincère et surtout, un talent rarement atteint dans ce genre d’exercice, esquivant tous les pièges tendus par une logique anthropocentriste instinctive. Et pour moi, ces deux récits marquent une forme de jalon dans le corpus Lovecraftien. Bien sûr, on retrouve la peur de l’inconnu, et surtout celle du temps qui traverse toute son œuvre, mais aussi une recherche littéraire qui poussera dans ses derniers retranchements l’art de la description. C’est une chose de peindre l’humanité, c’en est une autre, très complexe, de représenter au mieux des êtres sortant complètement de notre appréhension sans y poser aucun jugement superfétatoire. Un paradoxe, quand on y songe, pour un auteur qui adoptait les opinions les plus réactionnaires de son époque.
Bon, mais où cette diatribe se dirige-t-elle ? J’y viens ! Je pense que de mon goût de l’horreur, du fantastique et de la fantasy, découle le fait que – en dehors de leurs aspects les plus servilement commerciaux – ces genres sont les plus à même d’explorer la radicalité sous toutes ses formes. Cependant, il ne faut pas confondre la radicalité avec quelque chose de violent ou de sexuel [3], non ! La radicalité, de manière étymologique constitue un retour à la racine, à l’essentiel. Or dans cette séquence, j’offre à Arkady un voyage vers les abysses, dans une chute sans fin vers le fond des océans, sans autre objet que cette rencontre avec une forme de vie incompréhensible pour elle. Je célèbre ainsi un écrivain auquel je dois un de mes plus puissants chocs artistiques. En retournant aux origines de son imaginaire et en l’interprétant de manière un peu oblique par rapport à tout ce qui a été déjà produit. Je me suis beaucoup amusé lors de la rédaction de cette plongée et elle répond à un autre chapitre qui se trouvera dans la Chauve-Souris d’Or, une aventure d’Arkady dont je causerai un de ces jours…
ExpExp s’est déchaîné sur cette illustration en réalisant un tableau ahurissant, presque abstrait, mais pourtant plein de la folie que je voulais incorporer à mon texte. Comme à son habitude, il a produit moult variations sur le même canevas que je vous propose ici !
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[1] - Ainsi que celle de ses confrères qui lui ont emboîté le pas comme Robert E. Howard, Fritz Leiber, Frank Belknap Long, Robert Bloch et d’autres encore… Lovecraft a partagé sa création avec une foultitude d’auteurs de cette époque. En revanche, sauf si un désir de complétude vous y exhorte, les continuations du corpus lovecraftien par August Derleth s’avèrent aussi dispensables que problématiques pour la compréhension de celle-ci. De fait, si Derleth a réussi à sortir Lovecraft de l’anonymat en fondant une maison d’édition à sa gloire, il a commis des nouvelles et quelques romans en utilisant son univers pour l’ordonner dans le sens dans lequel il l’entendait, c’est-à-dire une stupide lutte du bien contre le mal. Catholique convaincu, Derleth avait une lecture biaisée de Lovecraft et même si on lui doit quelques bonnes histoires, la culture populaire a saisi le fameux « Mythe de Cthulhu » par cette ornière erronée !
[2] - Les éditions ActuSF ont enfin traduit la biographie de H.P.Lovecraft « Je suis Providence », une énorme masse d’informations tentaculaire de 2 400 pages qui vaut le déplacement pour les admirateurs les plus acharnés de l’écrivain. Cet ouvrage corrige d’ailleurs certaines approximations et contre-vérités sur le personnage qui continuent de circuler sur le web.
[4] - Bien que je plaide coupable dans le cas de Pornopolis !