dimanche 5 novembre 2017

    Bibliothèque des Ombres : Kekkô Kamen/Gô Nagaï

    Retour de quelques critiques... Et intéressons-nous ici à du manga patrimonial avec tout le délire dont est capable notre ami Gô Nagaï...
     


    3 vol.
    Traduit par Jérôme Pénet, Gaëlle Garcia, Melissa Millithaler… [… et al.]
    Col. : Go Nagaï collection

    Parmi les grands mangakas, Gô Nagaï demeure l’un des plus étonnants trublions du lot. Assez peu disponible en français jusqu’à récemment, le créateur d’un certain Goldorak – et de la pérennité des colosses d'acier dans le territoire des « fromages qui puent » — possède pourtant une œuvre aussi imposante que son homologue Tezuka. Si les géants de fer constituent son versant le plus commercial qu’il exploitera sous différentes déclinaisons, le côté « polisson » n’en est pas moins important et regorge de pépites sadiennes réjouissantes. Un sillon érotique acidulé qu'il ne cessera de labourer. Après la cyborg Cutie Honey chez Isan manga, c’est au tour de cette Kekkô Kamen d’être traduite par les éditions Black Box, lesquels commencent à se bâtir un catalogue assez vaste des récits de l’auteur.

    La fesse rebondie et égrillarde, c’est une longue histoire d’amour pour un Gô Nagaï volontiers provocateur, titillant par ce biais ses concitoyens conservateurs pour gentiment leur secouer le cocotier. Une de ses premières séries L’École Impudique aura outré les associations de parents d’élèves, horrifiés que leurs têtes blondes plongent avec délectation dans les délires parfois bien corsés du dessinateur. Déjà on retrouve son goût prononcé pour l’érotisme sadique, mais aussi son irrépressible envie de concasser le système éducatif à la moulinette de la satire. Chez Gô Nagaï les professeurs sont des lubriques forcenés – même les femmes… – prêt(e)s à tout pour dénuder des créatures nubiles souvent complaisantes. Si la comédie demeure l’argument principal de ces envolées délirantes, le lecteur n’est pas à l’abri d’une rupture de ton assez violente, l’auteur n’hésitant pas le cas échéant à orchestrer le massacre intégral de ses protagonistes avec une cruauté hallucinante [1]. Gô Nagaï appartient à la famille de ces artistes ayant fréquenté la guerre d’un peu trop près et qui ont développé un regard lucide sur l’homme, même si cela se dissimule derrière le masque de la grivoiserie débridée.

    Ce qui frappe dans les premières œuvres de Gô Nagaï c’est le graphisme brut de décoffrage : le trait appuyé, les personnages raides et le sens des proportions ou de la perspective à l’avenant pourront déstabiliser ceux qui ne jurent que par la virtuosité du dessin. Mais la force de l’auteur est à chercher ailleurs que dans une esbroufe technique qui couvre souvent mal la vacuité du fond. Tout comme Tezuka, ce qui intéresse Gô Nagaï c’est le récit et le découpage. De ce côté-là, c’est une réussite absolue. Les pages se tournent à grande vitesse sans que jamais l’œil ne se perde dans les cases. Et même son aspect esthétique – fruste au premier coup d’œil – devient une qualité tant il exploite ses faiblesses pour en tirer une puissance narrative, une économie de moyen au service de son propos. « Cette écriture » sans fioriture lui permet d’accentuer la caricature en dessinant de véritables trognes cassées sans craindre l’excès.

    Kekkô Kamen prend place dans le lycée Sparte, un institut qui forme ses élèves pour avoir un taux de réussite de 100% aux examens. Néanmoins, ce succès se paye avec une discipline de fer qui comprend des châtiments corporels d’une rare violence. Prisonnier de cette école menée à la baguette par un directeur masqué – La Griffe du Pied de Satan (oui, oui…) – les étudiants n’ont de plus aucun contact avec l’extérieur. Tout va pour le mieux dans le pire des mondes jusqu'au jour ou une super-héroïne ne portant qu’un masque en guise de tout vêtement s'oppose aux sévices humiliants de la gent enseignante, usant de son nunchaku pour corriger les malandrins…

    Le récit s’articule autour des sauvetages de Kekkô Kamen en opposition aux professeurs et à quelques détectives embauchés par le directeur pour découvrir la véritable identité de celle-ci. Les épisodes sont l’occasion pour l’auteur de se livrer à quelques expérimentations graphiques, brocardant pas la même occasion un système éducatif tourné vers l’obsession de la performance, ce qui n’est pas sans créer une belle collection de névroses. Une pédagogie mortifère reproduisant les pires travers du monde du travail à sa petite échelle que Gô Nagaï ne cessera de titiller au cours de sa carrière [2].

    Les principaux codes du super-héros – l’identité secrète, le masque – sont utilisés comme enjeux, à cette différence près que Go Nagaï inverse le processus. Ainsi, c’est le corps qui est dévoilé, mais pas le visage… ce qui pose quelques problèmes pour découvrir la personne qui défie l'autorité, avec toutes les situations les plus scabreuses et grivoises que l’on imagine. D’autre part, l’antagoniste n’est lui – littéralement – qu’un masque. L’héroïne se sert souvent de son sexe pour méduser et enchanter dans le même temps ces ennemis. L’auteur utilise à plein rendement le tabou qui entoure cette partie de l'anatomie féminine dans nos sociétés. À cette inventivité dans le détournement des stéréotypes répondent une kyrielle de clins d’œil, la plupart des « méchants » reprenant des figures populaires de la BD nippone de l’époque comme Astro-Boy (Osamu Tezuka), Kitaro le Repoussant (Shigeru Mizuki), Kamui-Den (Sanpei Shirato)…

    Pourtant Go Nagaï échoue toujours à clôturer ses récits et l'ensemble s’enferme dans une mécanique fastidieuse. Et le sentiment d’inachèvement devient encore plus prégnant lors d’une fin bâclée qui aurait mérité un développement plus conséquent et dramatique. Ces menus défaut ne doivent pourtant pas faire reculer le lecteur curieux qui se priverait ainsi d’un auteur dont le joyeux anarchisme rabelaisien tranche avec l’insupportable vague de politiquement correct actuel. C’est avec une énergie communicative que Go Nagaï vous embarquera dans ses délires rocambolesques, sans se soucier une seule seconde de répondre aux desiderata des censeurs de tous poils.

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    [1] — Entre autres ruptures de ton glaçantes de violence et de crudités, je citerais le massacre de l’école dans Cutie Honey mais surtout la fin d’une brutalité hallucinante de Devilman avec sa horde de lyncheurs ivres de haine et d’imbécilité lâchée sur toute une famille, une scène que Go Nagaï déroule jusqu’à son atroce conclusion : la tête des personnages principaux placés sur une pique !

    [2] — L’école Impudique ne parle que de cela sous une bonne couche d’humour, bien que l’absurde l’emporte la plupart du temps.

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