Alan
Svartur et les siens se retrouvent coincés dans la petite communauté de
Skull-city après une panne de voiture. Les autochtones manifestent un
intérêt grandissant pour les citadins et peu à peu, l’hospitalité des «
bons gars du sud » se transforment en piège…
Commencé en Juin 2017 et achevé en Octobre, La Femme Écarlate est le texte qui m’aura demandé le moins de maturation, coulant de ma plume en quelques mois sans en passer par des mutations successives, version après version. Ce court roman s’inspire en grande partie du cinéma et de littérature Gore des années 80. Mon goût prononcé de l'excessif – âmes sensibles s’abstenir parce que je vais très, mais alors très loin dans l’abject – n'a pas spécialement plu aux maisons d'édition..
De manière comique, c’est ma critique sur le livre Redneck Movies : ruralité & dégénérescence dans le cinéma américain de Maxime Lachaudqui a mis le feu aux poudres de mon imaginaire avec un petit bout de texte fictionnel en préambule, reproduisant l'ambiance les archétypes du gothique sudiste. Ma compagne – outre son rôle de correctrice avisée – a pour sa part ajouté du carburant dans la rédaction avec quelques suggestions bien tordues qui se retrouvent telles quelles dans le résultat final.
N’ayant pas envie de faire dormir ce récit – que je trouve réussi, une fois n’est pas coutume –, je vais donc le mettre à disposition d’un potentiel public en profitant des facilités d’impression que fournit la toile. Mais il me fallait une couverture… Et je ne peux pas toujours solliciter Duarb Du& Didizuka qui m’ont déjà gâté en terme d’iconographies remarquables.
J’ai demandé à une vieille connaissance de mes années d’étude, un de ses dessinateurs stakhanovistes au trait se partageant quelque part entre un expressionnisme bouillonnant et un penchant pour la simplification stylisé de la forme de réaliser la devanture de l’ouvrage : EXP. Étant disponible, il a accepté la tache, ce dont je lui suis reconnaissant.
Exp fait partie de ces personnes qui ont baigné comme moi dans la culture gore et punk avant que le grand ripolinage des années 2010 n’emporte tout ça dans les oubliettes psychiques. Qui de plus idéal que lui pour illustrer ce roman atypique ?
Tout comme pour celle des Chroniques de Yelgor avec Duarb Du, nous avons commencé par discuter autour de croquis avant d’aboutir à la couverture finale…
Voici les différentes étapes :
Trois brouillons simples qui reprennent une idée similaire : donner un symbole au clan de dégénérés révérant la fameuse « Femme Écarlate ». Pour ce faire, il fallait conjuguer la vision des collines arides de la région, ainsi que l’image des serpents, ces reptiles ayant un rôle non négligeable dans l'intrigue. Mon choix s'est porté sur le premier essai qui avait un quelque chose d’ésotérique avec une légère pointe d’influence de films d’horreur des années 80.
Deuxième version, aux traits d’abord pour bien cerné le motif, retravailler ensuite dans un écarlate faisant écho au texte. Cette fois, le dessin se simplifie pour devenir une sorte de logo : l’emblème de la religion du cru. Le titre est inclus dans la montagne de feu, mais à ce stade il se fond un peu avec le reste.
Plusieurs essais « psychédéliques », mais un brin trop chargé en ce qui me concerne. Cependant, le titrage jaune se détache bien de l’ensemble, ce qui nous aiguillera pour la version finale.
Une version épurée qui s’approche beaucoup de la version final, mais le titrage un peu trop anguleux est difficilement lisible.J'ai aussi demandé de virer le « Jean-Michel » du nom, pour gagner en sobriété.
Je
vous invite à jeter un œil sur ces BDs dans lesquelles se manifeste son
goût de l’humour (noir) et de la dérision. Les amateurs des opuscules
désormais disparus comme Hara-Kiri ou Zoo du Professeur Choron en auront
pour leur pesant de cacahouètes. Pour ma part j’ai eu la chance
d’assister à la naissance de son trio de crétins de prédilection, les
flics de l’enfer, les pieds nickelés de la bavure : Mass ; Turba &
Fion. Tout un programme ! Cliquer sur l'image !
Tel un gilet jaune antisémite, adorateur du Suprême Leader, Poutinien & d’extrême droite, je souhaite respecter les traditions et vous proposer une histoire écrite dans le cadre d’un concours sur le thème de la Liberté. Celle-ci possède la noirceur et l'ironie d’une tasse de café soluble premier prix, et vous arrachera les tripes à vous faire chier du sang dès la première ligne. Elle n’a pas été du goût du jury, aussi plutôt que de la laisser dormir dans un coin du disque dur, je la mets à votre aimable disposition. Joyeux Sol Invictus.
#AnneNielsen. Je trouve que les serviteur respecte pa assez quand je vien chet vou et je pense que c’ebien de dire me que #JulienSorel me respecte pa.
#LaCommune. Nous avons enregistré votre plainte N°250-B223-Z422. Soyez assurée que vous aurez de nos nouvelles dans quelques jours.
Les événements se multipliaient à la vitesse de l’éclair en notre époque de communication électronique. Un simple tweet suffisait pour détruire les vies des concitoyens aussi sûrement qu’une balle. Le sous-directeur de la section KBX-20232 de la Commune se tenait droit comme un I derrière son bureau en polystyrène expansé. Son costume de vinyle noir le recouvrait d’une armure d’assurance tandis que sa tête distendue jaillissait de la fine ouverture laissée par une cravate anthracite trop serrée. Il amena à sa bouche ses petits doigts boudinés, essuyant un mince filet de bave. Le soleil qui entrait par la fenêtre illuminait ses oreilles décollées, traçant la carte du réseau de ses vaisseaux sanguins.
— Nous avons reçu un tweet de mécontentement, Monsieur Julien Sorel… Vous savez forcément ce que cela signifie… — Attendez… Julien Sorel se décomposa sur sa chaise. — Mais je n’attends rien, Monsieur Sorel continua le sous-directeur. Rien du tout. Nous sommes orientés vers l’ACTION. Vers l’efficience ! Chaque minute qui passe fait baisser notre moyenne de performance, et vous le savez ! — Mais je… — Silence ! Nous vous avons donné votre chance, à VOUS ! Une simple statistique dans la courbe sans cesse grandissante du chômage. Une CHANCE de PROUVER à la société ce que vous VALEZ ! — Mais enfin c’est ridi… — Ne me coupez pas la parole ! Un bon employé doit savoir écouter… Écouter ! Vous comprenez ! Nos concitoyens ont d’abord besoin d’une écoute, d’un sourire. Nous offrons plus que des services ! Ceux qui viennent chez nous doivent repartir satisfaits ! TOUS ! Notre image de marque est en jeu et nous ne pouvons pas nous permettre une seule erreur ! — Mais je vous ass… — Nous avons eu un mauvais Sweet ! Vous comprenez ce que cela signifie ?
D’un geste le sous-chef sorti de sa pile de dossiers impeccablement rangé une mince feuille blanche qu’il posa sous les yeux de son employé. Sous le sigle en forme de colibri, la phrase s’étalait, assemblage de déjections alphabétiques. Julien Sorel sentit une nouvelle fois la crise de rage l’assaillir. Il ramassa sa main droite en un poing compact, enfonçant ses ongles mal coupés dans sa chair. Une perle de sang jaillit de la coupure.
— Cela a été partagé vingt-huit fois en l'espace de deux heures ! VINGT-HUIT FOIS !
Le sous-chef appuya sur la dernière affirmation, dégustant ses lettres comme un vin capiteux. La comptabilité des mauvaises performances de ses sujets le plongeait dans une joie extatique. Ses petits yeux porcins se rétrécirent jusqu’à n’être plus qu’une mince ligne dans son visage lunaire. Les muscles zygomatiques dessinèrent une expression animale abjecte.
— J’ai fait des recherches sur vous mon petit Sorel… Vous n’êtes pas assez SOCIABLE ! — Mais je ne vois pas ce que ça… — Je comprends votre petit jeu ! Je vous connais, mon petit Sorel. Des individus comme vous j’en bouffe quinze à la douzaine dans la semaine. Vous avez bien un compte Fesses de Bouc, mais vous ne partagez rien avec vos proches. Dans une semaine, le nombre de Farts de votre page ne se monte qu’à quatre. QUATRE !! Et je peux même voir que le 01/03/2025 vous avez essayé de partager… Comment qualifier ça ? Des croûtes de votre cru, c’est ça ? — Mais je… Ce que je fais chez moi est… — C’est du temps que vous grappillez sur votre TRAVAIL, sur votre efficacité. Vous revenez le lendemain, fatiguez, énervé et voilà ! Une plainte partagée… — Ce que je fais chez moi… — Nous regarde ! Je suis un Responsable moi ! Il me faut des chiffres positifs dans le RAPPORT à la fin du mois, vous comprenez ? Je n’ai que faire « d’artistes du dimanche ». Vous n’avez aucune chance, AUCUNE, de devenir un jour un artiste officiel… Il faut du talent pour ça ! Votre croûte ne vous a valu que deux Farts. DEUX…
Julien Sorel, blême, s’agitait sur sa chaise en grinçant des dents sous l’humiliation. Des ressorts s’ébrouaient sous ses jambes, le tançant de s’opposer au sous-chef, de lui coller un pain qui aplatirait en une pulpe sanglante le tubercule couperosé qui lui servait de nez. Pourtant, les longues heures de dressage scolaire, puis la terreur du chômage avaient fonctionné au-delà de toute espérance. Une force spectrale le condamnait à subir l’humiliation forcée, le scrotum solidement vissé à son inconfortable chaise, impuissant face à son tourmenteur.
Comme tous ceux de ma génération élevée par le net pensa-t-il, je ne vaux guère mieux qu’un toxicomane qui a besoin de son injection de popularité numérique ! Je suis prêt à toutes les bassesses pour qu’on me lèche au moins une fois dans ma vie mon fondement merdeux. Cela justifie les crédits qui n’en finissent pas, les sacrifices quotidiens, la soumission la plus larvaire.
L’épilogue, grotesque, se profilait. Pouvait-il saisir l’occasion de s’enfuir de cette prison sans mur ? Comment s’évadait-on lorsque l’on était l'otage de quelque chose d’intangible comme le Néo-Capitalisme ? La pensée de l’arme qu’il portait en permanence sur lui transperça son lobe occipital, comme une évidence limpide, la démonstration hyaline d’une équation dont il traquait depuis des années l’évanescente solution.
— Aussi, mon cher Julien Sorel, je vous annonce que nous nous passerons de vos services. Vous recevrez votre certificat DZ-222 par courriel dans la semaine qui vient. Il ne vous restera plus qu’à pointer au chômage… Mais suis-je bête ! Vous ne pouvez plus, vous avez déjà épuisé tout votre crédit chômage… Et bien, bon vent alors et vogue la galère !
Le couperet venait de s’abattre sur sa tête l’envoyant promener dans un panier immatériel. Avec clarté ses neurones galvanisés par l'adrénaline lui dictaient ses prochaines actions. Il connaissait les dernières lois votées et ce que, en ces temps de crise économique terminale, la perte des points de chômage entraînait. Les Web-Canaux diffusaient avec régularité les reportages sur ces clochards que l’on euthanasiait sous la pression de la vindicte populaire.
Les mêmes esclaves qui scandaient des slogans publicitaires en guise de revendications politiques, ignorant que leurs emplois étaient morts et enterrés depuis longtemps. Ils courraient comme des lemmings après une époque révolue, incapable de changer de paradigme. En cette seconde historique, Julien Sorel n’appartenait plus à ce troupeau d’aveugles. A présent, la trouille qu’exerçait la camarde relâchait son emprise sur son esprit et son corps.
— Et bien alors ? Vous ne m’avez pas entendu, je vous ai dit que cet entretien était terminé.
Toutes les années d’éducation de Julien Sorel s’effondraient, comme un barrage rongé par une crue régulière. Les eaux déchaînées envoyèrent valser les réflexes pavloviens et les années de coaching intensif. Toute son existence lui revint comme un boulet amer dans la bouche. Ses liens métaphoriques défilaient comme autant de coups de poing alimentant le feu sacré de sa fureur divine. Les humiliations à répétitions de ses professeurs, les lacis de ses condisciples, les rejets amoureux s’ajoutèrent les uns aux autres pour justifier le geste qu’il préméditait depuis longtemps dans ses rêves d’enfant contrit.
Ses pieuses aspirations d’art furent les premières à être réduites en miettes, il ne correspondait pas au profil d'un artiste agrégé. Depuis il se contentait de suivre de loin l’évolution de ses camarades de promotion, certains se gaussant de lui. Les injonctions de santé, de bonheur et de succès qui s’étalaient sur les grandes surfaces des affiches publicitaires concassèrent ses notions de morales. N’avoir ni l’un, ni l’autre, revenait à devenir un paria, à glisser sur la dangereuse pente du chômage et de l’opprobre public.
Il s’était astreint pendant des années à se composer un masque de sourire pour faire face aux railleries qui le cernaient de toutes parts. Enfermé dans les rues de la Ville, se cognant contre les murs de béton et de verre d’une existence morne, il consentit à se compromettre, préférant un moindre mal à une inféodation totale et unilatérale. C’était un combat sans trêve entre lui et ceux qui acceptaient sans broncher cette réalité amorphe.
Mais le sentiment de liberté qui gonflait dans son cœur, alors même que le sous-chef venait de proclamer sa mise à mort prochaine l’exaltait. Dans son porte-document, la baïonnette allemande, prise de guerre d’un aïeul de la famille mort depuis des éons dans le chaos boueux de Verdun, vibrait d'une nouvelle vie. Soudain, elle symbolisait sa lutte contre son asservissement volontaire. Une façon de se rappeler que si sa génération s’accordait au patronyme de « génération Fesses-de-Boucs », autrefois des générations héroïques avaient foulé la Terre et changé la face de l’humanité.
Ses contemporains devaient s'emparer des armes, montrer à ces cinquantenaires aigris et corrompus qu’une réalité plus violente, plus viscérale existait toujours dans l'âme humaine. Les traits du sous-chef se décomposèrent en une grimace grotesque lorsqu’il se leva, le torse bombé, la lame rouillée, mais encore mortelle, à la main.
Le sous-chef recula derrière le maigre paravent de son bureau tandis que son monde s’écroulait. Des flatulences nauséabondes explosèrent. Julien Sorel exécuta un arc de cercle parfait de son bras droit, zébrant l’air. L'acier corrodé ouvrit une large échancrure vermeille dans la gorge puis le sang jaillit en un flot mordoré, aspergeant Julien de sa chaude douceur.
Julien Sorel savait que le Service de Prévention aux Citoyens ne tarderait pas à débarquer pour l'occire séance tenante. Peut-être parviendrait-il à en embrocher un ou deux avant d'être réduit en pulpe par les « Pacificateurs Urbains ». En attendant, il savourait son geste fatal, observant la destruction définitive de l’homme qui symbolisait les compromis et la corruption.
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Parce que la musique adoucit les mœurs (paraît-il...).
L’été et sa moiteur étouffante me paralysant, il est temps de dégainer les gros volumes pour égrainer les heures chaudes durant lesquels j’ai autant d’énergie qu’une larve neurasthénique bourrée au Vitallium250gr. Et comme on a parcouru la piste du Cush en compagnie de Charles R. Saunders, autant enchaîner sur la création de son volubile et alcoolique comparse : Kane ! Un colosse d’Héroïc-Fantasy cruelle sur lequel j’aurais bien plaqué la moustache blonde de Franco Nero dans une adaptation cinématographique qui demeurera de l’ordre du fantasme…
Éditeur : Gallimard Collection : Folio SF : Fantasy Traduit par Patrick Marcel 735 p.
Tout à la fois sorcier, poète et guerrier, Kane a été maudit par un dieu fou à l’éternité. Il distrait son inextinguible ennui en tentant de bâtir des empires… qui ne cessent de s’écrouler en monticules de sable sous ses doigts. Mais cette vaine quête n’est-elle pas celle d’un adversaire à sa mesure, capable de le délivrer de la prison du temps ?
La collection Folio-SF a réédité les romans, les nouvelles et les poèmes composant le cycle de Kane en trois épais volumes, donnant l’occasion aux lecteurs français de se plonger dans des aventures empreintes de spleen et d'une brutalité peu commune dans le genre de la fantasy. Wagner n’a pas peur des mélanges – c’est le moins que l’on puisse dire – et si le style s’avère inégal, il émane de cette fiction l'indéniable fascination que l'on éprouve pour des œuvres frôlant l'excellence et le génie. Son protagoniste principal, au carrefour des influences, synthèse parfaite de Conan et de Sauron, participe à l'aura de ces textes ambigus au sein desquels la morale est plus d'une fois retournée, le cul par-dessus tête.
Mais avant de plonger de plain-pied dans le contenu de ces trois énormes volumes, survolons le bouillon de culture dans lequel baigne l’auteur et qui a présidé à la naissance de cet antihéros. Comme il le révèle dans une courte postface du troisième tome, Wagner aura longtemps muri sa création dans le creuset de ses différentes lectures. Ce seront d’abord les classiques du gothique anglais – Melmoth ou l'Homme Errant de Mathurin en particulier – qui auront nourri sa réflexion sur l’importance des seconds rôles « négatifs » qui emmènent l’intrigue, éclipsant fréquemment des protagonistes principaux s'avérant fades dans leurs actions et consensuels dans leurs morales.
De cette influence, il conservera une fascination pour un environnement hostile reflétant souvent les sentiments des personnages ainsi qu’une tendance à la grandiloquence. Il usera de Kane pour se livrer à toutes sortes d’expérimentations, cherchant à construire un style qu’il définira comme étant du « gothiquesous acide ». Une taxinomie adaptée aux dernières aventures de Kane qui le verra atterrir dans les années 70…
La littérature « pulp » des années 30 a également joué un grand rôle dans l'établissement de la charte esthétique de Kane. On retrouve dans les textes de Wagner la patte de l’inévitable Robert E. Howard pour le côté sec et brutal des scènes d’action. Souhaitant donner à son monde un lustre réel, factuel, Wagner compose des dialogues rudes et crus qu’il privilégie aux déclamations ampoulées qui plombent les récits des continuateurs de Tolkien et qui tendent, selon lui, à décrédibiliser le genre. D’autant plus que Kane – même s’il fréquente parfois des têtes couronnées – passe plus de temps en compagnie de mercenaires et de grouillots de guerre, qui jurent plus qu’ils ne débitent des logorrhées shakespeariennes. Une option stylistique boudée par les thuriféraires de la fantasy que j’applaudis, tant cette trivialité confère, paradoxalement, plus de force à l'imaginaire.
Amis écrivains, la boue, la poussière, la merde et le langage fleuri des charretiers sont vos meilleurs outils pour solidifier votre charpente de mots.
Évoquons aussi la mythologie chrétienne dans le bagage de notre personnage. Karl Edward Wagner ne s’appesantit pas sur la question, pour lui Kane [1] est Caïn ! Outre son immortalité, il possède dans ses yeux une étincelle de folie, la fameuse marque infamante, qui l’éloigne de l’humanité. Très discrète, cette référence à une religion contemporaine existante va infuser dans différentes nouvelles, aboutissant aux meilleurs textes de l'auteur.
Enfin, difficile de parler de Kane sans évoquer les récits qui le mettent en scène et l'évolution de son statut dans ce qui a été l’œuvre d’une vie.
Première apparition de Kane, bien que cette histoire fut publiée après le Château d'Outre-Nuit. Il flotte sur cette épopée barbare l'influence d' H.P.Lovecraft, tant dans son intrigue que dans des descriptions rivalisant d’adjectifs, parfois jusqu’à la surenchère.
Après une courte scène introduisant Kane en voleur, nous le voyons mettre sur pied une expédition dans de lointains marais, promettant d'arracher à la vase des tonnes d'or au potentat local. Trahissant à tour de bras, Kane s'empare du trésor des Rillytis – une race d’hommes crapauds abâtardit – : une Pierre de Sang. L’énorme joyau cache en son cœur une technologie oubliée qui fait du cristal une intelligence artificielle, bâtit par les ancêtres des Rillytis du temps de leurs splendeurs. En constante expansion, tirant son énergie du vide sidéral, cet artefact confère un pouvoir inimaginable à son possesseur... À moins, que celui-ci soit, in fine, l’outil de l'esprit de froide logique lovée dans le minéral…
Un récit nerveux, dense, parfois desservi par un excès d’images et de répétitions reprises dans une traduction ( ?) que je supposerais un peu trop déférente, quoique paradoxalement excellente dans son ambition de retranscrire l'ambiance que distille Wagner. Malgré ces petites scories, ce roman pose les jalons de la saga : une atmosphère empreinte de déliquescence, des royaumes pourrissants menés de main de fer par des soudards sans scrupules et des mystères surnaturels sur lesquels se devine l’ombre du maître de Providence.
Ce qui nous vaut d'énormes paragraphes hallucinatoires lorsque Kane tente de contrôler l’intelligence artificielle dormant dans la Pierre de Sang ainsi que des descriptions gourmandes en décrépitudes de toutes sortes. Wagner plonge sa plume dans l'encre d'un romantisme noir, quelque-part entre Edgar Allan Poe et les décadentistes français pour peindre un monde flottant où les passions sont excessives et où les réalisations humaines ont autant de consistances que des châteaux de sable érodés par les alizées.
L’horreur, qu’elle soit de nature diffuse ou plus frontale, est dispensée avec générosité, trouvant sa pleine puissance dans des affrontements dantesques n'hésitant jamais à verser dans la démesure et les flots de tripailles.
Une parfaite introduction à l’univers tourmenté de Kane.
— La Croisade des Ténèbres :
Illustration par Frank Frazetta
Deuxième morceau d’anthologie de cette première intégrale qui confronte Kane à une secte vindicative se répandant comme une peste sur les royaumes voisins. Profitant de la crédulité du « Prophète » meurtrier, Kane intégrera les rangs de son armée de va-nus pieds, et usera de ses talents pour discipliner une assemblée disparate de bandits en une redoutable meute organisée. Son plan pour s’arroger le trône sera contrecarré par le général de la ville adverse, victime dans un premier temps de son orgueil, puis retournant sur les lieux de sa défaite comme un phénix pour démanteler la cabale d'un Kane en mauvaise posture, ses machinations se heurtant à la nature d’outre-monde de l'entité téléguidant la secte…
Un roman dense, touffu, plein de fureur et d’horreur dont la moindre n’est pas celle de cette religion étouffante dont les exactions et l’ignominie au quotidien ne sont pas sans évoquer avec quelques décennies d’avance les atrocités des fous de Dieu de l’État Islamique. L’auteur utilise toutes les ressources de la fiction pour proposer des images qui vous collent dans le crâne comme cette partie de football entre enfants… avec la tête d’un incroyant !
Dans cette atmosphère de paranoïa constante et de massacres gratuits, la menace que représente un Kane est minimisée, au point que notre personnage paraisse presque insignifiant face à une foule hystérisée par des préceptes absurdes. D'ailleurs, notre antihéros charismatique ne devra sa survie qu’en pénétrant dans l’antre de l'entité derrière cette vague de fanatisme, ce qui nous vaudra une longue scène psychédélique, au cours de laquelle l’immortalité de Kane sera mise à rude épreuve.
Morceau monstrueux de Dark Fantasy aux échos – hélas – bien réels, ce second volet des aventures de Kane disserte sur la nocivité de la croyance instrumentalisée sans oublier de poursuivre ses expérimentations littéraires.
Une pièce maîtresse du genre. _____________________________________________
Retour de quelques critiques... Et intéressons-nous ici à du manga patrimonial avec tout le délire dont est capable notre ami Gô Nagaï...
3 vol. Traduit par Jérôme Pénet, Gaëlle Garcia, Melissa Millithaler… [… et al.] Col. : Go Nagaï collection
Parmi les grands mangakas, Gô Nagaï demeure l’un des plus étonnants trublions du lot. Assez peu disponible en français jusqu’à récemment, le créateur d’un certain Goldorak – et de la pérennité des colosses d'acier dans le territoire des « fromages qui puent » — possède pourtant une œuvre aussi imposante que son homologue Tezuka. Si les géants de fer constituent son versant le plus commercial qu’il exploitera sous différentes déclinaisons, le côté « polisson » n’en est pas moins important et regorge de pépites sadiennes réjouissantes. Un sillon érotique acidulé qu'il ne cessera de labourer. Après la cyborg Cutie Honey chez Isan manga, c’est au tour de cette Kekkô Kamen d’être traduite par les éditions Black Box, lesquels commencent à se bâtir un catalogue assez vaste des récits de l’auteur.
La fesse rebondie et égrillarde, c’est une longue histoire d’amour pour un Gô Nagaï volontiers provocateur, titillant par ce biais ses concitoyens conservateurs pour gentiment leur secouer le cocotier. Une de ses premières séries L’École Impudique aura outré les associations de parents d’élèves, horrifiés que leurs têtes blondes plongent avec délectation dans les délires parfois bien corsés du dessinateur. Déjà on retrouve son goût prononcé pour l’érotisme sadique, mais aussi son irrépressible envie de concasser le système éducatif à la moulinette de la satire. Chez Gô Nagaï les professeurs sont des lubriques forcenés – même les femmes… – prêt(e)s à tout pour dénuder des créatures nubiles souvent complaisantes. Si la comédie demeure l’argument principal de ces envolées délirantes, le lecteur n’est pas à l’abri d’une rupture de ton assez violente, l’auteur n’hésitant pas le cas échéant à orchestrer le massacre intégral de ses protagonistes avec une cruauté hallucinante [1]. Gô Nagaï appartient à la famille de ces artistes ayant fréquenté la guerre d’un peu trop près et qui ont développé un regard lucide sur l’homme, même si cela se dissimule derrière le masque de la grivoiserie débridée.
Ce qui frappe dans les premières œuvres de Gô Nagaï c’est le graphisme brut de décoffrage : le trait appuyé, les personnages raides et le sens des proportions ou de la perspective à l’avenant pourront déstabiliser ceux qui ne jurent que par la virtuosité du dessin. Mais la force de l’auteur est à chercher ailleurs que dans une esbroufe technique qui couvre souvent mal la vacuité du fond. Tout comme Tezuka, ce qui intéresse Gô Nagaï c’est le récit et le découpage. De ce côté-là, c’est une réussite absolue. Les pages se tournent à grande vitesse sans que jamais l’œil ne se perde dans les cases. Et même son aspect esthétique – fruste au premier coup d’œil – devient une qualité tant il exploite ses faiblesses pour en tirer une puissance narrative, une économie de moyen au service de son propos. « Cette écriture » sans fioriture lui permet d’accentuer la caricature en dessinant de véritables trognes cassées sans craindre l’excès.
Kekkô Kamen prend place dans le lycée Sparte, un institut qui forme ses élèves pour avoir un taux de réussite de 100% aux examens. Néanmoins, ce succès se paye avec une discipline de fer qui comprend des châtiments corporels d’une rare violence. Prisonnier de cette école menée à la baguette par un directeur masqué – La Griffe du Pied de Satan (oui, oui…) – les étudiants n’ont de plus aucun contact avec l’extérieur. Tout va pour le mieux dans le pire des mondes jusqu'au jour ou une super-héroïne ne portant qu’un masque en guise de tout vêtement s'oppose aux sévices humiliants de la gent enseignante, usant de son nunchaku pour corriger les malandrins…
Le récit s’articule autour des sauvetages de Kekkô Kamen en opposition aux professeurs et à quelques détectives embauchés par le directeur pour découvrir la véritable identité de celle-ci. Les épisodes sont l’occasion pour l’auteur de se livrer à quelques expérimentations graphiques, brocardant pas la même occasion un système éducatif tourné vers l’obsession de la performance, ce qui n’est pas sans créer une belle collection de névroses. Une pédagogie mortifère reproduisant les pires travers du monde du travail à sa petite échelle que Gô Nagaï ne cessera de titiller au cours de sa carrière [2].
Les principaux codes du super-héros – l’identité secrète, le masque – sont utilisés comme enjeux, à cette différence près que Go Nagaï inverse le processus. Ainsi, c’est le corps qui est dévoilé, mais pas le visage… ce qui pose quelques problèmes pour découvrir la personne qui défie l'autorité, avec toutes les situations les plus scabreuses et grivoises que l’on imagine. D’autre part, l’antagoniste n’est lui – littéralement – qu’un masque. L’héroïne se sert souvent de son sexe pour méduser et enchanter dans le même temps ces ennemis. L’auteur utilise à plein rendement le tabou qui entoure cette partie de l'anatomie féminine dans nos sociétés. À cette inventivité dans le détournement des stéréotypes répondent une kyrielle de clins d’œil, la plupart des « méchants » reprenant des figures populaires de la BD nippone de l’époque comme Astro-Boy (Osamu Tezuka), Kitaro le Repoussant (Shigeru Mizuki), Kamui-Den (Sanpei Shirato)…
Pourtant Go Nagaï échoue toujours à clôturer ses récits et l'ensemble s’enferme dans une mécanique fastidieuse. Et le sentiment d’inachèvement devient encore plus prégnant lors d’une fin bâclée qui aurait mérité un développement plus conséquent et dramatique. Ces menus défaut ne doivent pourtant pas faire reculer le lecteur curieux qui se priverait ainsi d’un auteur dont le joyeux anarchisme rabelaisien tranche avec l’insupportable vague de politiquement correct actuel. C’est avec une énergie communicative que Go Nagaï vous embarquera dans ses délires rocambolesques, sans se soucier une seule seconde de répondre aux desiderata des censeurs de tous poils.
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[1] — Entre autres ruptures de ton glaçantes de violence et de crudités, je citerais le massacre de l’école dans Cutie Honey mais surtout la fin d’une brutalité hallucinante de Devilman avec sa horde de lyncheurs ivres de haine et d’imbécilité lâchée sur toute une famille, une scène que Go Nagaï déroule jusqu’à son atroce conclusion : la tête des personnages principaux placés sur une pique !
[2] — L’école Impudique ne parle que de cela sous une bonne couche d’humour, bien que l’absurde l’emporte la plupart du temps.
Douze chapitres, Douze illustrations dont six sorties des pinceaux et des arpèges plumitifs de ma complice Didizuka. Chacune de ses images aura contribué à étoffer ces chroniques en expansion constante… En passant, je vous invite à compulser ses très bonnes BD en ligne : Cut Offet Elle était là. Je vous souhaite de bonnes fêtes, et une bonne année, en espérant que 2017 soit moins catastrophique que 2016...
Retour des chroniques littéraires après une petite absence, avec un auteur dont j’ai pu autrefois admirer la maestria autant à travers ses recueils de nouvelles impeccables – Les Livres de Sang : un des rares ouvrages que je relis avec un entrain toujours renouvelé – qu’avec son univers des sombres merveilles urbaines qu’il a su déployer roman après roman. Un monde où le moindre coin de rue glauque pouvait être une porte d’entrée sur une dimension d’horreurs fantasmagoriques peuplées par des créatures ambiguës et amorales aux codes de conduites complexes. Hélas comme beaucoup d’autres, Clive Barker a vieilli et ce retour à sa saga emblématique qui devait être épique s’avère pour le moins décevant…
Cliquer sur l'image pour avoir accès à la critique.
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En bonus, la mémorable musique de Chrisopher Young pour le film éponyme...
Des pans entiers de l’édifice s’affaissaient dans un vacarme cataclysmique. Allytah respirait avec difficulté et l’atroce blessure qui lui ouvrait le flanc gauche suppurait d’épaisses perles sanguines qui alourdissaient son pantalon de toile écrue d’une teinte sombre. Fauve à l’architecture indescriptible, Zed sauta sur sa proie, ses bras éclatant pour s’orner de pics osseux.
Allytah esquiva deux coups s’achevant sur deux colonnes qui explosèrent en un nuage d’étincelles. La langue pointue, obscène ver annelé se terminant par un cruel éperon décoré de barbillons, jaillit pour frapper. Allytah interposa le sabre. Le tronçon de chair palpitante se perdit dans les flammes. Déséquilibré par la destruction de ses structures de soutènement, le plafond grinça avant de s’effondrer dans un soupir minéral. Allytah anticipa d’un battement de cœur l’affaissement du second étage et s’écarta d’un pas de danse sur le côté, hors de portée des débris embrasés. Surpris par la douleur qui émanait de sa langue tranchée, Zed réagit avec moins de promptitude. Les décombres écrasèrent l’ex-prévôt dans un sirocco de brasillons et de projectiles pourpres.
Allytah avisa ses compagnons d’infortune, horrifiée par l’apparition du mage qu’elle venait de sectionner en deux. L’ignoble chose avait perdu ses jambes, mais les avait substituées par ses côtes métamorphosées en pattes d’araignée. Les entrailles, agitées d’une impossible vie indépendante, dégueulaient hors de la cavité abdominale béante pour enserrer Schiscrim dans leurs anneaux gluants.
Toute la bâtisse gémissait, annonçant son collapsus imminent. Abandonnant Zed à son triste sort, Allytah bondit en direction de sa fille adoptive et de Bodre qui souffrait le martyre, cloué au sol par une mauvaise fracture. Grâce au sabre, elle annula un instant la pesanteur, effectuant un saut de plusieurs pieds. Elle s’apprêtait à se jeter à l’assaut du monstre qui tourmentait Schiscrim et à enfin sustenter le métal vivant lorsqu’un épouvantable craquement retentit derrière elle. La masse de chair palpitante à moitié carbonisée de Zed s’élevait du tas de braises. Ses tissus entamés par le brasier sifflaient sous l’action de la chaleur. De larges plaques de peau calcinée donnaient naissance à un bourgeonnement anarchique d’organes inconnus et à des membres surnuméraires atrophiés qui grossissaient à vue d’œil.
Les pics de calcium de Zed s’interposèrent entre elle et ses protégés. Les yeux injectés de sang de l’ignominieuse créature se fixèrent sur Allytah. Elle frissonna en observant une bouche jaillir d’une cloque, encore empoissée d’un ignoble mucus blanchâtre.
— Ça se passe entre nous deux, ma chérie ! — Espèce de…
Schiscrim se débattait dans la masse qui l’avait entravée. Elle ne possédait plus qu’une piètre marge de manœuvre et les anneaux gluants compressaient sa gorge, coupant lentement sa respiration. Désespérée, elle mordit les liens visqueux de toute la force de ses mâchoires juvéniles. Un sang pâteux au goût d’ammoniaque jaillit dans sa bouche, manquant de l’étouffer. Les tentacules s’agitèrent autour d’elle, relâchant leur étreinte sur ses jambes et ses bras.
Elle griffa les parois de l’organisme impossible, lui infligeant de profondes entailles. Enfin, la créature la lâcha. Schiscrim bondit à quelques pieds du mage dont la silhouette ne cessait de vibrer et de se métamorphoser. D’une main tremblante, Bodre tendit son casse-crâne à la jeune Kobold. Schiscrim tint fermement le bâton.
La tête à moitié décomposée par l’action de la chaleur lui adressa un ignoble sourire. Ses dents étaient devenues triangulaires et pointues comme celles d’un requin.
— Tu veux te battre, hein petite salope ! — Je ne te crains pas, abomination !
La chose bondit dans sa direction, tous ses tentacules orientés vers elle. Schiscrim esquiva de justesse la charge d’une pirouette, faisant tournoyer son arme autour d’elle. Le poids au bout de la hampe conférait au bâton une force centrifuge qui permettait à Schiscrim de décupler la puissance de ses coups tout en maintenant une giration constante.
Les tentacules de la créature étaient arrachés dès qu’ils tentaient de happer la Kobold. Le mage chassait les débris autour d’eux, élargissant le cercle de leur lutte dans le pandémonium de l’incendie. En arrière-fond, Schiscrim devinait le deuxième duel entre Alita et le prévôt. Son opposant sondait sa défense, perdant à chaque essai des livres de barbaque répugnante.
Le monstre, comprenant qu’il risquait d’égarer des fragments de sa personne s’il persistait dans ses timides assauts, recula puis chargea en direction du mur. Aidé par ses pattes d’araignée, le mage escalada la pente avec une célérité surnaturelle comme un obscène arthropode géant. Des morceaux de maçonnerie se détachaient sous son poids. Il se suspendit, tête en bas, aux parties encore entières du plafond. Schiscrim bloqua le tournoiement de son casse-crâne avec quelques secondes de retard. Des filins poisseux s’enroulèrent autour de son cou et de ses bras, l’obligeant à lâcher son arme. La chose la hissa vers sa gueule béante de lamproie hérissée de crochets suintants de bave gluante, plantés en cercles concentriques le long d’un œsophage géant.
Bodre avisa la situation de ses camarades, paniqués. Si seulement il pouvait avertir ce putain de Chevalier… Quel était son nom déjà, au jeunot ? Le vieux paysan se mordit la joue et agrippa le pied à peu près intact d’une table. À quelques pas de lui, une fenêtre qui n’avait pas encore été obturée par les éboulements bâillait sur les frimas de l’hiver. Il s’appuya sur sa canne improvisée, retenant un hurlement de souffrance lorsque sa carcasse décrépite craqua de tous les côtés et qu’un stylet de givre s’enfonça au creux de ses reins.
Les quelques foulées qui le séparaient du monde du dehors, loin de la folie qui faisait rage dans les derniers murs debout de l’auberge, lui parurent des kilomètres. Des rats de glace rampaient le long de son échine, menaçant de le plier en deux de manière irréversible. La baffe d’une bourrasque de neige le rafraîchit, taisant la douleur le temps de quelques inspirations. Ses mains nues, contractées en une boule autour de son tuteur, blanchirent jusqu’à se confondre avec le tapis de poudreuse. À moitié aveuglé par les larmes qui se métamorphosaient en givre sous ses yeux, il avançait au jugé. Il espérait que cette dernière lutte qu’il menait contre la fatalité qui l’avait toujours frappé changerait la donne.
Allytah et lui avaient entretenu – dès la construction de l’auberge à laquelle il avait participé – une longue et étrange complicité. Bodre ne se souvenait même plus de sa vie auparavant tant celle-ci était nimbée des vagues amères du regret. La guerre qui avait ensanglanté tout le pays lui avait pris son lopin de terre et sa famille. La famine puis la redoutable peste de fer avaient emporté tous les siens dans un flot d’horreur. Sa femme avait été une des dernières victimes à succomber, le corps piqueté de milliers d’épines surgissant des profondeurs de sa chair, déchirant ses lèvres et crevant ses yeux avec la lenteur sadique d’un inquisiteur de l’église de l’Unique. Le remède existait, bien sûr ! Les mages du roi Jehan avaient réussi à comprendre la nature de la maladie et à créer un antidote, mais encore fallait-il pouvoir entreprendre le voyage jusqu’à la capitale Tulking-Rox et s’acquitter du prix exorbitant de la précieuse substance.
C’est dans ce cauchemar de tous les instants, dans un petit hameau saigné à blanc qu’étaient apparus la Noctule, son compagnon Jacques le forgeron et toute sa marmaille bariolée. Elle avait administré l’antidote aux villageois qui pouvaient être sauvés. Elle s’était installée dans les profondeurs des bois, à quelques lieues de leurs champs. Malgré les quelques protestations du bourgmestre et du prêtre de l’Unique, les locaux avaient souhaité remercier la Noctule – sans faire le rapport entre cette étrange femme et les héros qui avaient remporté la partie contre les Dieux Noirs – en participant à l’élaboration du bâtiment qui était devenu un point de rencontre pour eux, mais aussi pour d’autres ethnies.
Bodre en avait fait sa seconde maison et rapidement, il avait possédé son couvert et son gîte quand il le souhaitait. Allytah ne lui posait jamais de questions, elle lui adressait un sourire et tout était entendu. Il tentait parfois de timides remboursements de son ardoise qu’elle refusait toujours gentiment, mais fermement. Lorsque les premiers clients non humains étaient apparus, Bodre avait manifesté comme les autres locaux un mouvement de recul. Puis, en un imperceptible dégradé des récriminations, la population hétéroclite de l’auberge avait tissé des liens.
Perdu dans ses souvenirs, se tenant à son bâton, Bodre progressait, pas à pas vers la deuxième entrée du souterrain d’Allytah. La bougresse n’avait pas choisi tout à fait au hasard le duché de Mabs pour s’établir. Son expérience de mercenaire l’avait mise au fait des secrets dont regorgeait le royaume, notamment ces abris souterrains, vaste réseau de galeries maintenues en état par une magie inconnue au service des nobles d’une très ancienne civilisation dont l’existence se délitait dans les limbes des siècles. Le Chevalier et les quelques survivants de l’attaque insensée du prévôt Zed – les dieux maudissent cette ordure – devaient patienter dans ces boyaux.
Bodre louvoya entre deux pins dont l’éminence se perdait dans les pointillés d’un tapis d’étoiles à peine voilées par la lueur des flammes qui feulaient dans son dos. Il traversa deux lieues à une vitesse d’escargot. Il se damna mille fois pour sa lenteur tandis que ses amies risquaient de se faire tailler en pièces par des monstres issus de l’imaginaire d’un camé à l’huile d’Avtaup. Enfin, il repéra les deux rochers de forme ronde représentant presque Jyzho, le dieu de la félicité et de la gourmandise.
Il se pencha sur la pierre qui masquait la dalle de métal. Le blizzard engourdissait tous ses mouvements. Il n’arrivait même plus à lâcher son bâton, ses doigts désobéissant aux injonctions de son cerveau. Il souffla sur ses mains paralysées. Sa colonne vertébrale craqua une nouvelle fois et il chut sur la surface rêche du granit. Il se fendit la lèvre et perdit deux de ses dernières dents dans un éclaboussement de sang. La conscience de l’urgence de la situation et la douleur continue de sa fracture masquèrent celle du choc.
Incapable de bouger ses doigts pour composer le code qui lui permettrait de s’introduire dans la place forte, Bodre urina sur ses mains, se servant de la chaleur organique qui filtrait à travers les mailles de ses chausses. Le liquide chaud délia brièvement ses articulations blanches. Il poussa de toutes ses forces l’éminence rocheuse. La douleur qui émanait de son dos mordit ses côtes, s’insinua dans tous ses os, le transformant en une boule à vif. Il gargouilla une expression de désespoir puis la masse vibra pour enfin rouler dans la légère déclivité du terrain. Bodre usa de chaque précieux instant pour se pencher sur un pupitre lumineux qui rayonnait dans toute la forêt. Tremblant de tous ses membres, il introduisit la suite d’idéogrammes dans la boîte magique dans l’ordre qu’Allytah lui avait enseigné, des années plus tôt.
La dalle soupira et pivota sur elle-même. Bodre plongea dans l’ouverture sombre. La force lui manqua pour s’agripper aux barreaux de l’échelle. Il glissa et tomba une dizaine de pieds plus bas. La douleur explosa dans son dos, l’emportant dans les ténèbres.
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Un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance...