Je profite de la
sortie en DVD/Blu-ray [1] d’un film de
Lucio Fulci aux éditions du Chat qui Fume pour m’étendre un peu sur ce réalisateur italien, mais aussi sur un
genre que j’apprécie : le Giallo.
Le Venin de La Peur
précède la célèbre Trilogie des Zombies [2] qui a occulté la carrière de Lucio Fulci, l'enfermant
un peu vite dans une image de faiseur de pelloches gores décérébrées. Loin
d'être les navets que l'on a voulu y voir, ces titres contiennent plus de
scénario et d’idées que les quelques oripeaux de films d’horreur américains contemporains.
Pour encadrer
complètement le sujet du Venin…, il faut établir son genre cinématographique.
Ce long-métrage appartient à la vaste famille des Giallos dont une brève
définition me paraît nécessaire :
Le nom provient de
romans policiers à quatre sous qui étaient publiés en Italie des années 20 aux
années 60 et dont la couverture affichait une couleur jaune, comme nos Editions du Masque. Une œuvre littéraire
en particulier a réuni tous les éléments narratifs du Giallo [3] et de son
enfant américain abâtardi, le Slasher : les séminales Dix petits Nègres de
l’incontournable Agatha Christie. Tous les ingrédients y sont : un lieu
clos, un assassin aux méthodes aussi sanglantes que tarabiscotées et des
suspects issus de la haute société… À noter que le Giallo connaîtra un ancêtre
teuton : le Krimi [4] qui reprend
les mêmes ingrédients mixés à la sauce Derrick.
Le Giallo est donc
un mélange improbable entre le thriller à l’américaine – l’intrigue se situe
dans un milieu bourgeois et le protagoniste principal est souvent un enquêteur
amateur – et le film d’horreur – le tueur sème moult cadavres sur son chemin et
ses actes sont dictés par un rituel fétichiste très particulier. Le Giallo marie
des tonalités très différentes, du polar pur et dur au fantastique le plus
baroque, accouchant d’une mixture expérimentale et typiquement italienne dans
ses débordements. De nombreux artisans plus ou moins doués du cinéma populaire ont
joué avec les limites de ce genre commercial pour lui faire subir mille et une
mutations. [4]. Dernière particularité joyeuse des Giallos : des titres
à rallonge aux sonorités excentriques et poétiques : Ton Vice est une chambre
close dont moi seul ai la Clé, L’Oiseau au plumage de Cristal, Journée Noire
pour un Bélier, La Tarentule au ventre Noir… ou ce Venin de la Peur aussi
intitulé en italien : Una lucertola con la pelle di Donna ! Soit un
lézard dans la peau d’une femme…
Les cinéastes italiens
ont toujours été de grands formalistes et leur traitement des décors revêt une
importance capitale dans les films d'exploitations. Que ce soit la nature dans
les Westerns Spaghettis où les immenses étendues arides font basculer une
classique histoire de vengeance en un drame mythologique ou dans l'exploration
de villes tentaculaires des Giallos, l'environnement acquiert les
caractéristiques d'un personnage à part entière, une entité vivante qui réagit
aux tensions internes des principaux protagonistes.
Dans Le Venin… Carol
Hammond (Florida Bolkan), une jeune femme oisive – son père est un avocat en
vue qui s’apprête à se lancer dans une carrière politique – ne cesse de faire
des cauchemars récurrents dans lesquels elle assassine sa voisine, Julia Dürer
(Anita Strindberg) une actrice qui organise de bruyantes orgies en compagnie de
quelques hippies adeptes du LSD.
Le métrage se divise
en deux pistes narratives qui se retrouvent mêlées l’une à l’autre. Un premier
pan de l’intrigue concerne directement Carol et ses hantises fétichistes –
faisant d’elle la tueuse sans équivoque possible dans le petit monde du Giallo
– et la deuxième partie se concentre sur l’enquête policière dont Lucio Fulci
se contrefout, tournant ces séquences en mode automatique.
Une bonne part du
film est narrée du point de vue de Carol et le moins que l’on puisse dire c’est
que Fulci utilise tous les effets de mise en scène à disposition pour installer
le spectateur dans les hallucinations de son personnage principal.
Il faut saluer ici
l’impressionnant travail effectué sur la lumière par le directeur de la
photographie Luigi Kuveiller, tant le métrage ne cesse d’osciller entre des
clairs obscurs tranchés et des plans baignés d’un éclairage blafard et
clinique.
Des visions claustrophobiques
où Carol est écrasée par une foule grotesque de partouzards aux allures de
zombies (déjà…), en passant par une poursuite dans une église aux proportions
titanesques, la palette des effets de montage et des cadrages biscornus est ahurissante.
Le zoom cher à Fulci
se transforme en un outil pour aplatir le spectateur dans ce grouillement
chaotique. Cette méthode sera employée plusieurs fois pour provoquer une
sensation d’oppression de manière efficace. Lucio Fulci confère à son histoire une
aura de malaise dès les premiers photogrammes.
Les
« rêves » et les fantasmes de Carol deviennent un champ
d’expérimentation pour le réalisateur qui jette toute sa vaste culture au dans
la bataille. On retrouvera ainsi la présence de peinture de Francis Bacon [5] dont les images seront récréées à l’identique lors certaines
séquences clés, emprisonnant son héroïne dans des boîtes à l'intérieur d’autres
boîtes. Cet enfermement de Carol au sein d’une bourgeoisie corsetée et
hypocrite est le pivot de toute la rhétorique filmique de Lucio Fulci.
C’est avec cette
idée d’asphyxie mentale que le réalisateur va parfaire le contrepoint en
opposant les mœurs de la voisine dépravée et celles de nos notables lors d’un
split-screen vertigineux entre un repas de famille guindée et une scène d’orgie
ayant lieue dans l’appartement de l’actrice libertine qui paraît être la
projection de leurs fantasmes sexuels malsains. Les hippies ne sont d’ailleurs
pas mieux lotis que leurs homologues de la haute aux yeux du cinéaste. Témoins
aveugles d’un meurtre parce qu’abrutis par la drogue – deux visions étonnantes
dans un métrage qui en regorgent – ils manifesteront un caractère aussi
versatile, influençable et corruptible que les membres de la bonne société.
Le cauchemar va
contaminer tout le récit au fur et à mesure que Fulci se libère des contraintes
de l’intrigue policière. Les espaces autour de Carol se feront labyrinthiques.
Poursuivie par un tueur dans une clinique privée, elle se retrouvera prise dans
une toile d’araignée de couloirs blancs dont les portes ouvertes mènent vers
des pièces vides ou des mirages horrifiques comme ces chiens éviscérés que l’on
maintient encore en vies. Outre que la violence de cette apparition confirme le
goût du réalisateur pour la provocation gore, elle ne trouvera aucune
explication par la suite.
Jusqu’au dernier et
inutile rebondissement, Lucio Fulci s’ingénie à prolonger le cauchemar autour
de son héroïne. Après la claustrophobie, il traque la fuite de Carol dans des
bâtiments gigantesques, dont une église aux proportions cyclopéennes, nous
invitant à partager les délices de l'agoraphobie. Mais ce n’est pas parce que
la surface à explorer est plus imposante que Carol recouvre sa liberté. Il existe
plus d’une manière d’enfermer les individus. Les espaces intimes du premier
acte - le lit, la chambre, les pièces d’une maison, le couloir étroit d’un
train… - se muent en de grandes étendues qui dévorent le cadre, aidés par une
optique de type fish-eyes qui exagérera encore plus les perspectives
hallucinantes de ceux-ci. On ne s’échappe pas de ces lieux où l’on voit à des
kilomètres à la ronde et où nulle cachette ne nous permet de nous dérober à un
tueur anonyme.
Que ce soient l'église
titanesque ou des catacombes ténébreuses, les paysages engloutissent les
acteurs et prennent vie, mus par une terrifiante volonté. Symbolisant la psyché
fracturée de Carol, ces labyrinthes gigantesques achèveront de la perdre dans
les méandres de ses fantasmes saturés de poursuivants chimériques et d’animaux
agressifs [6]. L’attaque de chauves-souris enragées ne trouve aucune
explication rationnelle ou scénaristique. Avec l'apparition-choc des chiens
éviscérés, cette scène évoque les débordements des films plus tardifs de Lucio
Fulci. Dans le cadre de ce Giallo, l’auteur semble abandonner à cet instant la
logique policière pour faire des embardées non contrôlées dans les territoires
bien plus obscurs du fantastique. Ces agressions animales vont devenir une
signature du réalisateur que l’on retrouvera dans d’autres titres avec une
pareille gratuité [7]…
Lucio Fulci et les agressions animales... Les escargots de la mort d'Aenigma. |
Lucio Fulci, comme quelques-uns
de ses collègues ritals excellent dans l’utilisation des paysages à des fins
symbolistes. Excroissances de la psyché des personnages, envahissants et
touffus, le décor est un acteur au même titre que les humains dans les Giallos [8]. Il y aurait une analyse à faire sur le soin procuré
à la description visuelle des maisons, déserts, villes fantômes, manoirs qui
peuplent le cinéma bis [9]. Je ne m’y risquerais pas, la besogne serait trop longue.
Hélas ! le
dernier acte du film retombe dans les ornières d’un whodunit classique. Le flic
opiniâtre exposera la solution de l’énigme. Pirouette scénaristique imposée par
un producteur frileux aux vues des expérimentations graphiques d’un Lucio Fulci
déchaîné par son sujet ? Difficile de savoir, surtout qu’il n’existe pas
de « director’s cut ». Toujours est-il que cette révélation finale
tournée à l’arrache dans le cimetière du coin avec un pauvre brouillard
artificiel entame la virtuosité d’un Giallo qui se sera hisser au-dessus des
stéréotypes du genre pour le transformer de l’intérieur.
Je ne me suis attardé
que sur cet aspect de la mise en scène de Lucio Fulci qui apporte la preuve que
celui-ci n’était pas un sinistre tâcheron, mais un cinéaste de première force
qui pensait très précisément son film en fonction de l’effet recherché sur le
spectateur.
Que les amateurs de
la signature sanguinolente de notre italien se rassurent cependant, les visions
horrifiques sont bien présentes, mais diluées une atmosphère vénéneuse. Leurs
impacts sont accrus par la musique d’un Ennio Morricone inspirée et par un jeu
d’acteur impeccable [10].
Une friandise qui ne
se refuse pas, surtout en ces temps de super-héros manichéens triomphants…
_____________________________________________
[1] - Le DVD du
Chat qui Fume est d’une bonne qualité et fait honneur dans son rendu au travail
de Lucio Fulci et de son directeur photographique. Il y a pléthore de bonus,
mais le plus important reste encore le film qui est enfin visible dans une
version correcte (oubliez votre TVrip moisi…). Bonus non négligeable, le
coffret propose la musique bien psychédélique et expérimentale de Morricone…
[2] - L’Au-delà,
La Maison près du cimetière et Frayeurs – dans le désordre…
[3] - En plus de
l’œuvre d’Agatha Christie, il faut citer les romans d’Edgar Wallace qui
contiennent quelques figures que l’on retrouvera plus tard dans le Giallo comme
des machinations complexes, des criminelles fétichistes et des manoirs emplis
de passages secrets et autres traquenard. Mario Bava sera l’un des premiers a
donner le la à ce genre avec La Fille qui en savait Trop (1963) ou se profile
déjà l’hésitation entre l’approche polar et la tentation de basculer dans un
fantastique psychanalytique…
[4]
- Je n’ai pas vu assez de Krimi pour en
disserter sans faire d’erreur.s d'appréciations. Je me contenterais donc de
signaler l’existence de cette branche teutonne du Giallo aux éventuels curieux
[5] - Les Giallos baroques tardifs useront de l'argument fantastique, le tueur se métamorphosant parfois en sorcières (Suspiria de Dario Argento) ou devenant une incarnation de la mort elle-même qui prendra dans ses rets un quidam pour se jouer de lui lors d’une longue partie de cache-cache parsemés de meurtres paroxystiques orchestrés sur des airs d'Arias (Inferno de Dario Argento). Bloody-Bird (Michele Soavi) une pièce de théâtre d'épouvante verra un authentique serial-killer se mêler à la répétition, ouvrant sur une mise en abîme du genre. Ces Giallos évolueront ensuite en s'exportant aux États-Unis pour engendrer les Slashers, plus gores, mais bien moins intéressants...
[6] - Un peintre dont les obsessions charnelles trouvent un parfait écho dans le cinéma de Fulci qui se plaira à déformer les corps humains lors de séquences aussi cauchemardesques que poétiques.
[5] - Les Giallos baroques tardifs useront de l'argument fantastique, le tueur se métamorphosant parfois en sorcières (Suspiria de Dario Argento) ou devenant une incarnation de la mort elle-même qui prendra dans ses rets un quidam pour se jouer de lui lors d’une longue partie de cache-cache parsemés de meurtres paroxystiques orchestrés sur des airs d'Arias (Inferno de Dario Argento). Bloody-Bird (Michele Soavi) une pièce de théâtre d'épouvante verra un authentique serial-killer se mêler à la répétition, ouvrant sur une mise en abîme du genre. Ces Giallos évolueront ensuite en s'exportant aux États-Unis pour engendrer les Slashers, plus gores, mais bien moins intéressants...
[6] - Un peintre dont les obsessions charnelles trouvent un parfait écho dans le cinéma de Fulci qui se plaira à déformer les corps humains lors de séquences aussi cauchemardesques que poétiques.
[7]
- À propos de la fuite de Carol dans le
dédale des catacombes, une scène en particulier a attiré mon attention :
acculée par son agresseur, Carol s’enferme dans un débarras pour lui échapper
en érigeant un échafaudage incertain pour atteindre un vasistas hors de sa
portée tandis que le tueur défonce la porte à grands coups d’épaules. Ce
passage trouve un étrange écho avec une séquence similaire de Suspiria de Dario
Argento… tourné six ans plus tard…
[8]
- Des asticots dans Frayeurs, encore une
Chauve-souris enragée dans la Maison près du Cimetière, des araignées et un
chien dans l’Au-Delà, un requin dans l’Enfer des Zombis, des oiseaux dans la
Malédiction des Pharaons et
même des escargots dans Aenigma...
[9]
– Quelques exemples : Les demeures
impossibles de Suspiria et Inferno, la Rome anxiogène de Ténèbres de Dario
Argento, l’université hallucinante de Torso, etc.…
[10]
- Ce qui est loin d’être le cas sur ses
autres films qui souffrent d’une manière générale d’une interprétation à la
ramasse, nuisant souvent à la bonne tenue de l’ensemble.
Bibliographie :
La seule et excellente monographie que je connaisse en français sur le Giallo
est celle éditée par le Web-Magazine québécois Panorama.Cinéma : Vie &
mort du Giallo : de 1963 à Aujourd’hui/dirigé par Alexandre François
Rousseau .- 563 p.
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