Le prochain chapitre des Chroniques… prenant un peu plus de temps à mettre au point, voici un critique sur un manga fort fréquentable où je m’étends un peu sur ma détestation de ce qu’est devenue le genre « Zombie » depuis l’irruption d'une exécrable série à succès qui ne cesse de repousser les limites du nauséeux…
Ah ! Le manga ! Difficile d’y voir clair dans tous les titres qui pullulent sur les étales des libraires ! Le lecteur un tant soit peu exigeant peut au moins tabler sur les productions des éditions Akata qui tendent — à l’inverse de leurs concurrents — à allier le font et la forme grâce à une sélection d’ouvrages qui privilégient une thématique forte, des histoires pour le moins surprenantes et très souvent un graphisme à la hauteur.
Zombie Cherry – ne payant pas de mine au premier abord – n’est pourtant pas dénué de toutes réflexions, bien au contraire. Si la forme qu’adopte l’auteur empreint les codes rigides d’un certain type de Shôjô manga – donc le sempiternel lycée, les jeunes filles en fleurs et les amourettes impossibles – c’est pour mieux les détourner à la sauce zombie. Zombie ?
Avons-nous droit à un déferlement de gueulards aux chicots pourris dévastant l’école ? Non ! On se situerait plutôt ici dans une approche bien plus subtile de la thématique. Foin des grandes invasions de viandards qui n’ont que trop constituées le font de commerce de scénaristes en mal d’inspiration avec pour seule morale le retour à un Far-West supervisé par la NRA. [1]
En fait Zombie Cherry décline son thème titre sous une forme surprenante, donnant naissance à un mélange des tonalités – entre comique et mélancolie amère – qui transcende ce qui n’aurait été sans ça qu’une bluette somme toute assez fadasse. Jugez plutôt :
Miu, jeune fille au caractère attachant et aux yeux carrés, est une passionnée de films d’horreur. Son voisin et ami d’enfance – qui l’aime en secret, je ne vous dévoile rien – pourrait tenir le rôle d’un Ré-Animateur à l'envers, car inventeur d’une étrange substance : la Cherry Soupe. Un produit qui redonne à celui qui le consomme un tonus d’enfer. Et Miu, amoureuse du beau gosse local en a besoin puisqu’elle passe ses nuits insomniaques à se morfondre. Mais les hasards de la vie font parfois bien les choses et le ténébreux garçon raffole lui aussi de pelloches horrifiques, excepté celle parlant de zombies. Ni une, ni deux, Miu en profite pour flirter avec lui. Sauf que le jour de leur premier rendez-vous elle absorbe une trop grande dose de Cherry Soupe… Et meurt dans un stupide accident. Avant de ressusciter grâce à l’effet prolongé de la même substance. Cependant si elle réussit à cicatriser à une vitesse accélérée et ne paraît plus ressentir la douleur, son cœur ne bat plus et elle ne respire plus que par habitude… Elle est morte – définitivement – et son sursis durera tant que la Cherry Soupe agira sur elle , ce qui la transforme de facto en Zombie…
D’un point de vue technique, le dessin fait la part belle à l’expressivité des personnages avec un soin particulier apporté au découpage et aux mimiques et postures de Miu. Shôjô oblige il y a de la paillette ici et là, mais rien de trop envahissant et quelques extérieures ainsi qu’une mise en scène dynamique affranchissent le récit des contingences du genre. Cerise – ah ah ah ah ! – sur le gâteau, la traduction d’Akata offre une coloration subtile, mais très prégnante aux dialogues. Un respect pour le matériel original qui n’est pas répandu dans le monde éditorial, la plupart des traductions de mangas en France oscillant chez d’autres éditeurs – Panama Jack, est-ce que tu te reconnais ? – entre le passable et l’infect.
Le fond de cette histoire s'avère donc un poil plus sérieux que ce qu’un œil distrait en retirerait... Nous sommes dans un conte qui se veut une métaphore assez limpide de la maladie et de la manière dont celle-ci altère notre perception des choses. Le Zombie du titre devient une « morte-vivante », une personne qui – pour avoir tâté une fois de l’ultime frontière – acquiert une conscience bien plus aigüe de sa propre mortalité que ses semblables. Du coup l’approche de comédie sentimentale, en plus d’être pertinente, se teinte tout du long d’une tonalité douce-amère.
L’auteur s’intéresse à un fantastique centré sur le corps, une thématique tapant en plein dans le sous-genre « Body-Horror » dont David Cronenberg fut au cinéma l’un des patriciens les plus reconnus [2]. Un style narratif dans lequel l’esprit est le jouet d’un corps déliquescent et dans lequel les héros sont les témoins et les acteurs d’une dégénérescence accélérée. Un genre qui creuse en profondeur notre rapport aux manifestations organiques et qui cogne dur là où ça fait le plus mal. Addiction, sexualité extrême, mutilation, décomposition et plaisir masochiste sont les mamelles outrancières de ces récits s’intéressant à nos dysfonctionnements internes et psychologiques pour mieux les disséquer. Seule une fiction bien troussée, en s'émancipant d'un pathos inutile, peut pénétrer des thèmes délicats tels que la maladie, le handicap ou les hospitalisations lourdes. Il s’agit ici de rechercher la compréhension — et il faut se faire violence pour comprendre et ressentir, d’où l’attrait de certains auteurs pour l’outrance dont le choc émotionnel qu’elle procure amène souvent à repenser son point de vue — et non une fausse compassion hypocrite qui s’éteindra rapidement une fois l’œuvre lacrymale lambda n°58 digérée.
Doute sur son rapport à l’autre, dépendance nécessaire d’une tierce personne lorsque notre liberté de mouvement nous lâche, l’auteur aborde avec honnêteté et pudeur toutes les composantes de son thème dont l’approche légère n’empêche en rien une atmosphère morbide de s’installer peu à peu. Du trauma de l’amoureux de Miu – et l’hiatus qui ne tardera pas à survenir – en passant par la dissimulation de son état au microcosme du lycée – lequel n’est très souvent qu’une métaphore des strates sociales rigides de la société japonaise – l’archétype du zombie n’est donc pas qu’un attrape-nigaud et les couleurs acidulées de la couverture ne doivent pas nous égarer dans notre perception globale du contenant.
Non ! Car s’il est une chose que les auteurs japonais réussissent très, très bien lorsqu’ils sont à leurs pinacles, c’est de vos prendre par la main dans une histoire que vous apprécierez comme une comédie loufoque sans conséquence… avant de vous jeter dans un drame cornélien au sein duquel le rire se coince profondément dans la gorge pour faire place aux larmes. Et certains moments, certaines réflexions qui parsèment cette œuvre, en plus d’infléchir la trame comique vers quelque chose de beaucoup plus sombre, sonnent très souvent juste. Inutile de se leurrer, à l’inverse de nombre de ses consœurs, le sujet de cette courte série n’est pas Éros, mais Thanatos.
Du coup nous revoilà avec notre thème zombiesque et on avait presque fini par oublier qu’au-delà des clowns hurlants, celui-ci est d’abord un des symboles les plus puissants du cadavre que nous sommes amenés à devenir. Une réalité que la petite Miu touche du doigt en perdant parfois la tête. C’est son goût pour l’horreur et le morbide qui aidera l’héroïne à surmonter son état. On sent ici le respect de l’auteur pour un genre cinématographique important et très souvent mal-aimé ou mal compris de ceux qui – paradoxe ironique – le mettent sur un piédestal. Car, le genre horrifique n’a d'intérêt que lorsqu’il nous questionne notre complexe rapport à l’autre, mais – et surtout – celui que nous entretenons avec ce grand inconnu, cette frontière intime qu’est notre propre corps et ses nombreuses métamorphoses qui n’ont de cesse de nous échapper.
Alors oui, tout cela n’est pas aisé et nous oblige à nous sortir de notre zone de confort. Mais si les auteurs n’ont pas forcément de réponse à nos angoisses existentielles, le plus important n’est-il pas pour eux de nous prendre par la main pour nous amener à contempler nos mystères, aussi triviales puissent-ils être ? Et les grands thèmes du fantastique, parce que ce sont des archétypes polis par des décennies – voire des millénaires – de marée culturelle sont les outils tout indiqués pour apporter du grain à moudre aux moulins de nos intellects.
Mine de rien, à sa manière et sans tambour ni trompette d’aucune sorte, ce manga parvient à retrouver ce rare équilibre entre les figures obligées d’un genre et une réflexion qui, sans être omniprésente, n’en est pas moins toujours perceptible en filigrane. L'auteur s’empare de ce qui se dissimule derrière la carte rebattue du Zombie pour le tordre selon une configuration inédite. Et je n’avais plus vu ça depuis un bon bout de temps…
En définitive, cette lecture qui devrait être remboursée par la Sécu.
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[1] – Petite parenthèse concernant l'horreur : je rappelle aux quelques béotiens en la matière que l’horreur ne se nourrit pas de la violence pour la violence contrairement à l’image d’épinal qu’on lui accole. La représentation graphique d’actes ou de phénomènes intendant à l’intégrité physique des protagonistes d’une fiction demeure un outil dans les mains d’un créateur avisé. Pour ce qui est de servir la pinte d’hémoglobine aux chalands, les actualités en continues assurent le job et je m’en passe très bien ! En ce qui concerne le sous-genre « Zombies », je ne peux dans ces lignes que vomir mon exécration de la franchise The Walking Dead – le comics et la série télévisée – comme une des plus mauvaises œuvres jamais écrites sur le sujet et qui — comble de notre époque — ont perverti, à défaut de comprendre, une figure très complexe du fantastique. Que ce soit au niveau de la mise en scène, du symbolisme, ou de l’utilisation d’une ultra-violence totalement gratuite, cette franchise racle le fond à l'aide d'un racolage douteux tout en faisant l’apologie d’une mentalité de droite nauséabonde qui est à l’exact opposée idéologique de la trilogie de Georges A. Romero.
[2] – Dans le genre zombie et Body-Horror, je citerais pour ceux que ça intrique I Zombie, Chronique of Pain de Andrew Parkinson (1998) ou les quelques films du réalisateurs Bruce LaBruce dans un genre plus trash. Pour les amateurs avertis…
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