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    lundi 28 août 2017

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 20/25

    Illustration par Duarb B.


    [Chapitre 1 : Le Chevalier]                                                           
    [Chapitre 16 : Ark'Yelïd]
    [Chapitre 17 : Des Adieux]
    [Chapitre 18 : Le Dauphin]
    [Chapitre 19 : Allytah]

    Ils plongèrent dans les entrailles de la terre. Les parois lisses d’un blanc virginal cédèrent la place à des murs de calcaire. Eldridge commençait à éprouver un vague sentiment de claustrophobie, comme si l’air environnant se raréfiait. Des lampions jaunâtres brillaient dans des alcôves, chassant l’obscurité gluante. Ils croisaient parfois des rats à six pattes qu’Eldridge n’avait jamais vus ailleurs. Aveugles, les créatures gluantes les fuyaient en couinant, se faufilant dans des anfractuosités étroites. Parfois, entre les fissures et les déformations des strates géologiques, pointaient des objets incongrus aux formes inconnues du Chevalier. De petites sources de lumière brillantes combattaient l’obscurité étouffante des lieux. Ils tournèrent le long de coudes aigus, empruntant des escaliers escarpés aux marches irrégulières. Le froid et l’humidité s’insinuaient peu à peu dans son armure. Malgré sa relative nudité, la Noctule ne paraissait pas en souffrir.

    Eldridge contemplait son dos marqué par un enchevêtrement de cicatrices, traces de coups d’épée, de fouet et de flèches. S’il lui fallait encore une preuve qu’elle était celle qu’il avait recherchée, ces reliefs d’anciennes batailles en témoignaient plus que n’importe quelle déclaration. Elle se tenait le moignon qui suppurait toujours. Elle ne se retournait pas vers lui, mais, tandis qu’ils s’enfonçaient au cœur de la terre, il entendait sa voix grave et rauque guider ses pas. Il n’osait l’interrompre de crainte qu’elle ne se vexe et le renvoie dehors avec le Dauphin, nu face aux hordes de Vanakard. En se remémorant les abominations qu’il avait contribué à occire, il taisait l’horreur qu’il avait éprouvée et qui le poussait encore à se rouler en boule dans un coin. Le tourbillon d’activités de l’abri bâtissait une digue l’empêchant de céder à l’épouvante qui lui remuait les tripes. La sensation de révulsion spirituelle qu’il avait ressentie dans les liens de l’odieux blasphème qu’était devenu le mage Klapnik lui dévorait l’âme avec une patiente insistance. Il secoua la tête pour en finir avec ces ignobles spectres et se concentra sur ce que lui disait la Noctule.

    — … ces lieux, je ne les ai découverts qu’après avoir fouillé de fond en comble l’abri. Ils m’ont permis de stocker l’armement que j’ai entassé avec les années. Autrefois, je me débrouillais pour établir des caches connues de moi seule, mais après la guerre… J’ai préféré tout rassembler ici. Je n’ai admis personne dans ce coin, l’écuyer. Tu en as de la chance !
    — Euh… Eldridge, s’il vous plaît.
    — Ah ! D’accord, l’écuyer, dit-elle en lui lançant un grand sourire. Je vais avoir besoin de ton aide. D’abord pour remettre un bras, ensuite pour sortir du duché de Mabs en esquivant les hordes de Vanakard, ce qui ne va pas être une sinécure.
    — Vous connaissez la région ?
    — Pas assez pour savoir combien de temps d’avance nous avons. Peut-être deux ou trois jours, s’ils utilisent des pilughs, moins s’ils montent des wesps jaunes, des grinches ou des licornes. Quoi qu’il en soit, on doit profiter de ce court répit pour atteindre les Hautes Marches.
    — Les Hautes Marches ? Ne reste-t-il pas des Noctules ?
    — Non. À la fin de la guerre, ceux de ma race ont abandonné les cavernes. Seul mon frère Bejkun garde les machines. C’est un des meilleurs mages ayant participé au conflit et aussi une des rares personnes à pouvoir me tuer en combat singulier... avec ma chère sœur. Je ne suis pas sûre que sa claustration l’ait rendu d’un caractère affable d’ailleurs... Mais il protégera les mômes et le bâtard royal.
    Allytah s’arrêta devant une lourde porte. Une faible lueur bleutée jaillit devant elle lorsqu’elle exécuta un geste des doigts. À la surface de la bulle lumineuse flottaient des sigles qu’Eldridge n’arrivait pas à comprendre. La Noctule les toucha dans un ordre précis puis un mugissement monta des abysses. Les vantaux glissèrent sur le côté dans un épouvantable crissement, dévoilant une déchirure dans la roche. Des éperons de granite pointaient autour de l’ouverture, lui conférant l’aspect d’une gueule de fantastique lamproie prête à engloutir sa proie.

    Surgissant depuis les profondeurs souterraines, d’énormes poutres d’acier, que la rouille des siècles grignotait, soutenaient un réseau de cellules dans lesquelles le regard d’Eldridge s’éparpilla, happé par une myriade de détails insignifiants. Il repéra dans le fond une forme noire qui lui évoquait une licorne. La silhouette ne possédait pas la caractéristique physionomie trapue de cette race, ni sa fière corne spiralée sur le front. Elle ne bougeait pas et — de ce qu’il en distinguait — ne respirait pas.
    Allytah se retourna de l’autre côté de la porte, devant un boîtier noir dans lequel était serti un étrange aquarium ambré où flottaient des sigles inconnus d’Eldridge. Elle composa un nouveau code. La lourde poterne métallique s’ébranla dans une apocalypse de poussière sans âge et Eldridge se retrouva enfermé avec la Noctule dans ce décor improbable constitué de passerelles qui s’emmêlaient sans logique apparente. Il suivit Allytah dans le dédale des échelles et des escaliers vers une alcôve. Tout en progressant, elle continuait à deviser.

    — On n’a jamais exactement su à quoi servait cette annexe de l’abri. Elle n’est pas régulée comme les autres pièces et on la trouve difficilement. On a récolté quelques squelettes humains, mais rien qui ne nous indique sa véritable utilité. Toujours est-il que sa température est constante et que l’humidité y est absente. Ce qui me convient…

    Ils montèrent le long d’échelles branlantes et achevèrent leur progression chaotique dans une alcôve envahie par l’obscurité.
    Allytah claqua des doigts et une lueur jaunâtre emplit la cellule, révélant à Eldridge les armes hétéroclites qui les environnaient. En face de lui, un bras mécanique d’une facture plus grossière que le précédent surplombait un mannequin recouvert d’une cape et d’un chapeau conique à large bord. Équipée de véritables écailles d’acier et de câbles torsadés figurant les muscles, la prothèse reptilienne distillait une sensation de menace larvée. Les deux autres murs étaient constellés d’une quantité invraisemblable de petites lames de jet, de couteaux et de dagues aussi aiguisés que des rasoirs.

    — Mes « outils », grommela
    Allytah. J’ai failli les mettre au clou en pensant qu’après la guerre, ils deviendraient inutiles ! Quelle chierie !

    Elle s’empara du bras mécanique et poussa un discret bouton pressoir fixé derrière une plaque protectrice. Une vibration sourde naquit dans les fins engrenages. Le membre s’anima d’une série de constrictions, comme doué d’une volonté propre. Les petits filins qui surgissaient de son extrémité s’agitèrent, se tendant vers la plaie suppurante comme s’ils étaient mus par une conscience végétative d’invertébré.
    Allytah approcha le mécanisme qui ronronnait de son moignon. Les courroies et les ardillons de cuivre tintinnabulèrent, dépassant de la grande plaque d’acier chirurgicale qui épousait la forme de l’épaule. Elle maintint l’objet contre sa lésion puis un spasme la secoua, l’obligeant à mettre un genou à terre. Elle frissonna puis s’adressa d’une voix crispée par la souffrance au Chevalier.

    — Tu peux serrer les boucles, s’il te plaît ? Bordel de… cette foutue… connexion est toujours... aussi douloureuse !

    Eldridge demeura quelques instants immobile puis il s’exécuta, avec une certaine répugnance, comprimant le corps massif de la vieille Noctule dans les liens de cuir. Il se débrouillait pour ne pas la frôler plus que de raison. L’odeur de chien mouillé qu’elle dégageait le dégoûtait.

    — Ne fais pas ta chochotte ! Vas-y bien fort.

    Eldridge tira du mieux qu’il put sur les lanières, surmontant sa répulsion. Quand il jugea son travail satisfaisant, il s’éloigna de deux pas.
    Allytah se releva. Elle ferma l’œil puis tendit le bras. Les servomoteurs réagirent à son impulsion et le membre lui obéit. Deux lames en céramique jaillirent dans un cliquetis cristallin de son poing avant de se replier dans leur fourreau. Les doigts se déployèrent et des griffes rasoirs sortirent de leur cache. Allytah les observa un moment puis les rétracta.

    — C’est le dernier dans le genre que je possède. Un cadeau de mon frère. Maintenant, j’aimerais en savoir un peu plus sur toi.

    Eldridge se gratta la tête, qu’est-ce qu’il pouvait bien raconter à ce monstre ? Il ignorait quelles informations il devait révéler ou dissimuler à la Noctule.

     

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    Un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance...


    mercredi 26 juillet 2017

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 19/25






    [Chapitre 1 : Le Chevalier]                                                           
    [Chapitre 16 : Ark'Yelïd]
    [Chapitre 17 : Des Adieux]
    [Chapitre 18 : Le Dauphin]

    En descendant dans les coursives de l’abri, Allytah ne réfléchissait pas aux récents événements. Elle s’efforçait de les laisser couler le long d’elle pour ne pas les exorciser, mais les contrôler, en nourrir sa haine pour ceux qui se dressaient sans cesse sur son chemin. Elle avait essayé d’ignorer les affaires du Royaume après son affrontement avec, à cette époque, le futur roi Jehan. Mais cela ne suffisait plus. Elle refoula quelques sanglots, l’image de Jacques, la matière cervicale répandue hors de sa boîte crânienne s’imposant à elle dans le flot de ses souvenirs.

    Elle tourna dans les coursives, descendit une volée d’escaliers puis un sas s’ouvrit devant elle, donnant sur une vaste salle d’eau. Six rangées de douches occupaient les murs carrelés de blanc.
    Allytah posa les lambeaux de ses vêtements sur la faïence. Elle jeta son sabre, écœurée par sa présence. Elle avisa ensuite les lanières qui maintenaient ce qui restait de son bras mécanique – lequel n’était pas conçu pour le combat – et inspira profondément. Elle pressa les loqueteaux qui accouplaient l’acier et la chair. Quelques nuages de vapeur blanche s’échappèrent du jour naissant entre les deux pièces de métal. Elle espérait que la douleur qui se manifesterait dès qu’elle ôterait la prothèse effacerait la boule de glace qui lui obstruait la gorge. Ses nerfs se tendirent comme la corde d’un arc. Elle attrapa l’acier mêlé de céramique. Il résistait à sa traction impitoyable. Grognant, elle tira sur le résidu. La souffrance de l’arrachage lui plantait ses griffes de givre dans les muscles. De fines aiguilles chauffées à blanc remontèrent le long de ses veines jusqu’à son crâne.

    Tandis qu’elle extrayait de toutes ses forces le reliquat de technologie qui la handicapait, des filins de cuivre jaillirent du moignon à vif. À moitié vivants, ils gigotaient comme des vers hors de leur abri de terre. Ils dégorgeaient un mélange de lymphe et de sang pâteux qui s’écrasait en grosses gouttes huileuses, dessinant des figures grotesques sur le carrelage blanc. Enfin, les derniers câbles surgirent à l’air. Le tronçon de mécanisme battit un instant contre son flanc, ses oscillations de pendulier déclenchant une série de spasmes qui traversèrent
    Allytah comme autant de coups de fouet. Elle poussa un hululement perçant quand l’ultime décharge névralgique lui fouilla le cerveau.

    L’engin inutile s’écrasa à ses pieds, perdant encore un peu de son unité. Ses rouages se désagrégèrent, roulant autour d’elle, s’égarant entre les fentes des bondes d’évacuation. Elle se dirigea vers le pommeau de douche le plus proche.

    Le moignon suppurait des gouttes de sang épais qui empoissaient les carreaux. Lorsque le jet d’eau chaude la frappa, elle éprouva enfin une sensation d’apaisement. Toute la tension qui l’habitait depuis que Zed et ses séides avaient franchi les portes de son auberge se dissolvait pour s’enfuir dans les canalisations, échouant quelque part, les dieux savaient où. Les sanglots qu’elle étouffait depuis un moment, refusant de montrer un signe de faiblesse à sa nombreuse marmaille, se frayèrent un chemin dans sa gorge. Elle glapit un cri de mort en rappelant à elle les images de Jacques.

    Elle se souvenait encore de leur première rencontre. Elle fuyait le champ de bataille qui l’avait opposée à Jehan. Le sabre se dépêchait de la soigner, mais la blessure demeurait trop imposante pour que sa magie agisse avec promptitude. Le paquet d’entrailles qu’elle avait déversé de l’ouverture béante créée par l’épée de Jehan se régénérait lentement, entraînant une série d’élancements abominables comme elle n’en avait jamais connu. Elle s’écroula, secouée de spasmes péristaltiques dans une grange délabrée. Inconsciente, elle fut traînée par le propriétaire de la maison et des dépendances jusqu’à un lit. Il la soigna du mieux qu’il put. Lorsqu’elle revint à elle, incapable de lutter contre une immense fatigue, il ne lui posa aucune question, mais il manipulait parfois le sabre avec un air circonspect. D’une minuscule voix flûtée, elle lui interdit d’y toucher, sachant que la lame ne se laissait pas apprivoiser par n’importe qui et que, le cas échéant, elle mordait.

    Elle apprit que ce forgeron, Jacques, vivait à la lisière du village de Douarbs, appartenant au duché de Mabs. Comme tous les praticiens de cette discipline, il était mis à l’écart des villageois qui voyaient en lui autant un ouvrier efficace qu’un magicien communiant avec les puissances divines du feu. Si Jacques connaissait bien quelques combines issues de son noviciat auprès d’un maître adepte du grand art, il n’en était pas pour autant un sorcier capable de faire tourner le lait dans le pis des Lepterus. Cette ostracisation plus ou moins volontaire soulageait
    Allytah, car les Noctules n’avaient pas les faveurs du commun des mortels après ces longues années de guerre. Dans son état de faiblesse, elle aurait été impuissante contre la vengeance aveugle de quelques gueux. Le forgeron, quant à lui, se foutait royalement de son appartenance ethnique et n’avait que peu d’échanges avec les locaux. Elle demeura au moins trois lunaisons dans la cabane de Jacques, trouvant dans cette sédentarité routinière un changement bienvenu dans ses habitudes.

    De fil en aiguille, ils sympathisèrent et lorsqu’il apprit qu’
    Allytah pouvait travailler le métal, elle l’assista dans son œuvre. Son attachement pour cet homme se transforma peu à peu en un mélange de désir et d’affection. Elle organisa une offrande à Erzulie, préférant exorciser ses craintes par cette cérémonie prophylactique. Elle ne croyait que très peu aux dieux, mais elle ne négligeait pas pour autant le pouvoir des rites et des symboles, jugeant que ceux-ci relevaient d’une sorte de thérapie psychique personnelle. Outre les pièges de la magie des Anciens, sa quête vengeresse lui avait donné un bref aperçu de la puissance des gestes sacrés pour prendre l’ascendant sur autrui. Elle ne souhaitait pas manipuler celui qu’elle désirait, mais elle ne voulait pas non plus se faire des idées au sujet de la complicité qui les liait. La danse rituelle lui apporterait peut-être des réponses. Durant une septaine, elle se prépara à la cérémonie en l’honneur de celle qui symbolisait l’amour. C’est sous l’œil cérulescent d’une pleine lune qu’elle s’enduisit de miel d’Apis émeraude puis se trouva un coin dans la forêt, à l’écart de toute présence humaine. Là, elle se dépouilla de tous ses vêtements sous le regard des étoiles et des animaux nocturnes. Elle brûla les encens – salvia divi , larix  et gréfué  – dans un feu de joie qu’elle cerna de ses déplacements orchestiques.

    Était-ce un hasard ou les effets du rituel, Jacques travaillait au même instant à couper du bois, incapable de dormir depuis qu’elle lui avait fait part de son envie de s’éloigner un moment. Il s’était habitué à sa présence et craignait de ne plus la revoir. Les lueurs des flammes vertes et ambrées se réverbérant sur les feuilles l’attirèrent en direction du cirque cérémoniel. D’abord méfiant, serrant sa hache dans sa main droite de peur de surprendre quelques manants malintentionnés, il la découvrit au cœur de sa danse. Elle se déhanchait sur des rythmes qu’elle seule pouvait entendre. À pas précautionneux, il franchit le cercle de l’obscurité pour se diriger vers elle. Il ne dit pas un mot, mais se défit de toutes ses frusques, se présentant devant elle dans sa nudité la plus vulnérable.
    Allytah s’arrêta dans un enchaînement complexe pour le contempler dans son entièreté, émue par son offrande. Elle lui toucha la joue de sa main gauche encore gluante de miel. Des gouttes dorées se perdirent dans les poils de sa barbe. Elle se plaqua contre lui. Il ne cessait de fixer son seul œil valide dans lequel tournoyaient toutes les couleurs du monde à un rythme endiablé. Ils s’unirent sans presque un mot. L’instant s’étira dans l’éternité et tandis qu’elle s’efforçait de le saisir entre ses doigts, de le graver au burin dans son esprit, la magie se dissipa, les laissant tous les deux épuisés.

    L’écho de pas dans les coursives de l’abri la ramena en arrière, dans un présent insupportable. Sous le jet d’eau brûlante, haletante, alors que ses phalanges s’enfonçaient dans son intimité,
    Allytah essayait de retrouver les sensations de sa rencontre érotique, en vain. Elle reprit contenance. Quelques poils se dressèrent sur son échine malgré l’humidité qui les agglomérait. Elle récupéra son fourreau pour le brandir. Elle devinait la créature lovée dans l’acier tendre ses milliards de griffes, salivant à l’idée d’un nouveau festin de morts. Elle l’imaginait en train de ruer contre les parois de sa prison de laque. Bientôt l’ombre à la respiration lourde se profila dans le couloir. Allytah crocheta son adversaire de son bras valide pour l’étrangler contre elle, le fourreau pressé sur sa glotte.

    Eldridge battit des mains pour se défaire de la prise de la Noctule qui l’étouffait. Il caressa le pommeau de sa dague, mais
    Allytah le projeta aussitôt contre le mur en face d’elle. Le Chevalier eut le souffle coupé par la force herculéenne de la Noctule. Son inamovible armure compressa un bouton métallique et un jet puissant d’eau chaude l’inonda. La stupéfaction qu’il ressentit sous l’assaut de cette pluie artificielle décomposa son visage de façon comique.
     
    — Quel est ce maléfice, par l’Unique ?
    — On ne t’a jamais dit de ne jamais surprendre les dames sous la douche ?
    — Qu’est-ce que… Mais vous êtes…
     
    Il détourna le regard, les joues empourprées. Il s’écarta d’un pas de côté de l’eau qui continuait de dégouliner. Il fixa le mur pour esquiver la nudité d’Allytah.
     
    — Allez, l’écuyer ! Pas de fausse pudeur avec moi.
    — J’étais venu vous chercher pour vous dire que le Dauphin s’est réveillé et que les gens sont rassemblés dans le réfectoire.
    — Très bien ! Nous pourrons bientôt partir. Le plus tôt sera le mieux, car les zélotes de Vanakard ne vont pas rester les bras croisés. Tu vas m’aider à me préparer, l’écuyer.
    — Hors de question ! Ce n’est pas mon…
    — Tu as ton moutard vivant. Félicitations ! Avant que nous ne le mettions à l’abri, je dois me préparer au voyage et j’ai besoin d’un coup de main.
    — Vous ne pouvez pas demander à vos gamins ?
    — Non ! Je n’ai pas envie de leur montrer mon arsenal, l’écuyer. Et puis comme ça on fera plus ample connaissance.
    — Est-ce que vous pouvez vous rhabiller avant ?
    — Non. Mes vêtements sont foutus. Il faudra que tu fasses avec. 


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    Un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance...


     

    vendredi 31 mars 2017

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 15/25


    Illustration de Duarb B. Avec quelques images de Didizuka.

    [Chapitre 1 : Le Chevalier]                                                           
    [Chapitre 7 : Tension !] 
    [Chapitre 8 : L'Auberge Sanglante]
    [Chapitre 9 : Le Sang de Sol]
    [Chapitre 10 : Duels]
    [Chapitre 11Allytah et Zed]
    [Chapitre 12 : L'abri souterrain]
    [Chapitre 13 : Mise à mort]
    [Chapitre 14 : La Fureur de Tigrishka]

    Eldridge chancelait, la neige s’insinuait dans ses bottes et lui tendait ses chausse-trappes vicieuses que les lueurs mourantes de l’incendie dissimulaient à sa sagacité. Il progressait vers la cynocéphale étendue de tout son long dont il distinguait les vapeurs blanches du souffle. En arrivant à hauteur du corps gisant, il hoqueta. L’odeur d’acide lui gifla le nez. Le spectacle de la profanation révoltante qu’elle avait endurée outragea son estomac. Il se plia en deux pour vomir. L’intolérable mutilation qui ravageait la tête et le torse de Schiscrim le secouait bien plus que tous les cadavres qu’il avait semés sur son chemin. Sans éprouver de sympathie particulière pour cette jeune personne, Eldridge ne souhaitait jamais à quiconque de survivre à pareille atrocité. Pourquoi cette malheureuse diablesse s’accrochait-elle ainsi à une sordide agonie ? Il dégaina son épée pour accomplir un acte de clémence. Les émanations fétides qui jaillissaient encore de la chair corrodée gênaient sa concentration, l’empêchant de frapper juste. Au moment de porter le coup de grâce, une fine particule noire se colla sur son œil droit. Il se frotta les paupières pour chasser la source de l’irritation, retardant son geste miséricordieux de quelques battements de cœur.

    Le vent glacial charriait des tombereaux de cendres qui s’enroulaient autour de ses jambes, charbonnant l’étendue blanche d’une pellicule fuligineuse. Il s’étonna un bref instant de la soudaine présence de cet élément dans le décor puis aperçut la forme massive de la Noctule émerger de la nuit, enveloppée par une aura de ténèbres pulvérulentes. Son sabre rayonnait d’une lueur cramoisie qui la parait d’une teinte sanglante. La luminosité de la lame pulsait au rythme d’un cœur. Une crainte diffuse s’empara d’Eldridge. On lui avait bien sûr déjà conté les légendes entourant les Héros de la Prophétie, citant plusieurs fois avec appréhension l’acier vivant que manipulait Alita et qui lui conférait une effrayante immortalité. La Noctule l’aperçut, l’épée sortie du fourreau près de la malheureuse. Le Chevalier interrompit son geste.

    L’affrontement avec le prévôt avait dû être d’une rare violence, constata Eldridge. Les vêtements d’
    Allytah étaient déchiquetés, sa main gauche mécanique avait explosé et il n’en subsistait plus que des débris rattachés à quelques fils qui crachotaient de manière arythmique des étincelles bleutées. Elle s’avança vers lui, l’air las. Eldridge ne parvenait pas à lire les émotions de la Noctule devant le petit corps de sa fille adoptive. Sans un mot, elle planta son sabre dans la neige.

    — Elle aimait les insectes… Elle essayait d’attirer les abeilles amarante dans la forêt afin que l’on ait du miel pour l’hiver. Une fois, elle a presque réussi à amadouer une énorme reine, cette andouille ! Et elles sont difficiles à apprivoiser…
    — Je ne…
    — Je sais ce que tu allais faire, l’écuyer. Ça part d’une louable intention, mais je te demanderai de ne pas céder à ta pitié.
     
    Allytah chassa une larme de son unique œil valide. Eldridge ne parvenait même plus à accabler cette étrange marâtre de ses récriminations. Si seulement elle cessait ses provocations gratuites.
     
    — Vous connaissez maintenant ce que je peux ressentir. Vous avez blessé le Dau…
    — On aura tout le temps de s’occuper du bâtard royal ! Il n’est pas mort, l’écuyer. Je vous ai sauvé la mise ! Pour le moment, je vais te demander de décamper. Je dois faire quelque chose. Seule ! Emporte Tigrishka avec toi.
    — Mais je refuse de…
    — Écuyer, est-ce que tu m’as écoutée ?
     
    Eldridge demeura interdit. Répondant à l’humeur bileuse de la Noctule, la redoutable épée flamboya. Les babines d’Allytah se soulevèrent sur une paire de canines effilées.
     
    — Dégage de ma vue, c’est assez clair pour toi ?
     
    Eldridge resta bouche bée sous la violence de l’insulte verbale. Il se retint de ne pas occire sur place Allytah, mais il estima qu’une nouvelle bataille n’en valait pas la peine, du moins tant qu’elle n’aurait pas soigné le Dauphin. Il enroula sa fierté outragée dans sa cape de fourrure et, d’un pas énergique, abandonna la Noctule à son deuil. Allytah observa la silhouette tassée du Chevalier s’éloigner pour rejoindre Tigrishka. De retour dans l’abri, elle administrerait une correction mémorable à son aînée pour avoir outrepassé ses ordres au mépris de la plus élémentaire sécurité. Elle attendit que les deux ombres chancelantes disparaissent de sa vue avant de se recueillir devant la forme prostrée de sa seconde fille adoptive.

    Elle l’avait sauvée d’un raid d’humains bourrés ayant investi son village, une de ces bandes d’anciens mercenaires que la récente paix dans le royaume transformait en malfrats écumant les chemins et les fermes isolées. Cela faisait maintenant plus de six ans que Schiscrim accompagnait
    Allytah, d’abord sur les routes, puis en l’aidant à tenir l’auberge. Enfin, ça… Schiscrim s’esquivait lorsque venait l’heure d’accomplir les corvées pour se réfugier auprès de ses insectes adorés qu’elle pourchassait de sa passion dans le dédale des pinèdes. Elle prenait parfois des risques insensés en traquant les wesps et les dangereuses cicindèles dorées. Elle espérait en apprivoiser une pour en faire une monture. Allytah se demandait où elle pêchait toutes ces idées. La plupart du temps, les humanoïdes se méfiaient plutôt des grands arthropodes et évitaient de croiser leur chemin. Pour l’aider à assumer ses lubies, elle lui avait appris deux ou trois passes d’armes avec un bâton, de quoi tenir à distance les créatures un peu trop curieuses.Allytah plongeait dans toutes les images fragmentées de ses relations avec Schiscrim. Elle ne s’était pas assez occupée d’elle. Elle s’agenouilla près de la dépouille, retint les larmes qui cherchaient à jaillir de son unique œil. Elle éprouvait un vide insupportable qui lui creusait le crâne, ne réalisant pas que des sanglots incoercibles la secouaient tandis que de la morve dégouttait de son nez. La perte d’un membre lui paraissait moins douloureuse que ce déchirement qui remuait de vieilles cicatrices liées à Jôkanès, sa première disciple, disparue dans des circonstances atroces. Elle essuya ses larmes, reprenant le contrôle d’elle-même.

    Mue par une pulsion irrépressible, un besoin d’exorciser la tragédie familiale qu’elle vivait en risquant le tout pour le tout, elle s’entailla la paume de la main sur sa lame. Elle pressa fort et le fil fendit la chair en deux. Le sang gicla avant d’être avalé goulûment par le métal affamé. Elle connaissait les possibles conséquences de ce qu’elle s’apprêtait à accomplir, mais elle estimait que cela n’était qu’un piètre prix à payer pour ramener Schiscrim des enfers. Elle n’avait déjà que trop perdu à cause de ce dégénéré de prévôt.

    La présence lovée au cœur de la lame s’éveilla, comme une vipère étirant ses anneaux après une longue hibernation. Elle remuait, alléchée par ce festin incongru. La sensation désagréable qu’avait, en d’autres temps, ressentie
    Allytah lui envahit à nouveau le crâne. La chose immonde tapie dans les viscères minéraux de l’acier analysait la psyché qui la réveillait. Rares et souvent trop présomptueux avaient été les bretteurs à solliciter un dialogue avec ELLE… La curiosité de l’entité l’inclina à satisfaire la prière de sa porteuse.

    Un zéphyr puissant chassa des nuages de neige et les ultimes résidus de Zed. Avertie par son instinct,
    Allytah tourna la tête vers les ombres dansantes aux lueurs blafardes des flammèches agonisantes. Elle devinait une présence qui se terrait dans le néant, à la limite de son champ de vision. Cela étendait son influence maléfique impalpable dans le labyrinthe de branches qui la cernait. Des spectres titubants émergèrent de la forêt, claudiquant et clopinant sur leurs jambes torses. Ils hululaient, clabaudaient et grognaient leur fureur de n’être rien d’autre que des images, des reflets et des pantins qu’une intelligence aussi impénétrable que terrifiante utilisait pour manifester sa volonté cryptique. L’assemblée grotesque de créatures anciennes dont les âges d’existence se perdaient dans des éons vertigineux augmenta, s’amassant à la périphérie de la lueur de plus en plus faible des dernières flammes. Leurs voix dissonantes envahirent la tête d’Allytah. Lucioles alizarines, leurs yeux – pour ceux et celles qui en possédaient encore – perçaient les ténèbres, emplis d’un désir fou de chair à habiter. Ils préféraient sentir le blizzard leur mordre la couenne plutôt que de rester dans leur enfer miniature de quartz et de tourmaline.

    Les anciens détenteurs d’Ark’Yelïd et leurs cortèges infinis de suppliciés l’entouraient de leurs vagissements spectraux. Elle reconnut Jason – encore qu’il lui parût moins déliquescent que lors de leur première rencontre dans la ville de Brine –, mais aussi le prévôt Kilien et Jôkanès dont le visage coupé en deux lui soufflait son haleine putrescente dans le museau, et tant d’autres de ses victimes.

    Au milieu de cette polyphonie de soupirs, de grognements et de crissements, une présence se détacha, poussant ses comparses vers l’extérieur pour s’extirper de la foule bigarrée. Les ombres cessèrent toute récrimination à son approche, rentrant la tête dans les épaules pour lui faire une haie d’honneur. La créature progressait sans se presser vers
    Allytah, ombre longiligne qui se mélangeait à celle des arbres et des bosquets. Sa taille insignifiante contrastait avec sa puissance antédiluvienne. Elle palpitait à la limite du champ de vision d’Allytah qui savait que si elle se retournait pour fixer son interlocutrice, elle se dissiperait sans autre forme de procès. Tout au plus distinguait-elle de grandes oreilles et une queue d’encre de Chine pelucheuse qui voltigeait de droite à gauche. Une main noire s’achevant par de monstrueuses griffes enserra son épaule, diffusant une aura glaciale jusque dans sa poitrine.



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    Un peu de musique pour se mettre dans l'ambiance...