samedi 21 mai 2016

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 5/25


    Illustration par Didizuka


    Cette Noctule avait énucléé sa sœur, taillé en pièces sa propre lignée et assassiné tous les membres de l’ancienne famille royale. La haine et la soif de carnage avaient empli l’esprit de ce héros – de cette héroïne plutôt – tant et si bien que le roi Jehan avait entamé son règne en la défaisant lors d’un duel singulier. Comment avait-elle pu survivre à un coup de l'épée divine, les légendes l’ignoraient.

    En lui confiant la charge du Dauphin, son instructeur lui avait bien précisé qu’
    Allytah n’était pas morte. Les espions avaient retrouvé sa trace après que son cadavre eut disparu du champ de bataille. Face à un tel monstre, même les plus acharnés des prétendants au trône réfléchiraient à deux fois avant d'attenter aux jours de l'adolescent. Pourtant, l’assassin ultime possédait à présent les traits d’une femelle qui avait pris de l’embonpoint. Elle l’interpella de sa voix rauque, faisant fi de l’humilité que l’homme du commun devait manifester devant lui.

    — Déçu, l’écuyer ?
    — Je… C’est que…
    —T’as deux secondes pour répondre à mes questions. Si je vois que tu essaies de m’embobiner, tu dégages !
    — Comment osez-vous ?
    — C’est toi qui t’amènes chez moi avec la tronche enfarinée et un marmot dans un sale état. Je ne me goure pas si je te dis qu’il n’a pas dû faire plus de dix pouces en dehors du palais !

    Il soupira avant de s’affaler sur son siège. Elle l’avait percé à jour. Son honneur vacillait sous le choc de la révélation. Une femme ! Plus aguerrie que lui au métier des armes ! Une impossibilité, une aberration dans son monde soigneusement ordonné. Elle lui sourit sans joie. Ses canines de prédatrice réfléchissaient la lueur des braises.

    — Ton nom ?
    — Chevalier Eldridge. Capitaine du premier régiment des remparts. Deuxième lieutenant des troupes éque…
    — Pas besoin de tes titres à la con. Pourquoi t’es venu avec ce drôle chez moi ?
    — C’est le Dauphin ! lâcha-t-il enfin comme l’on se débarrasse d’un poids trop lourd de ses épaules. Le roi Jehan m’a ordonné de le protéger jusqu’à ce que je vous trouve. J’ai une lettre de recommanda…
    — Attends, attends… Ce connard de roi Jehan s’imagine que je vais m’occuper de SA marmaille !
    — L’on m’a certifié que vous ne refuseriez pas…
    Allytah éclata d’un rire cruel. Ses yeux flamboyèrent, emplis de lueurs cardinales et pourpres. Sa folie et sa sauvagerie latentes dansèrent une sarabande au fond de ses prunelles. Sa main d’acier – qu’on lui avait coupée durant une séance de torture selon les chansons – s’abattit sur la table.

    — Vraiment ! Il ne manque pas de toupet, celui-là ! D'abord, il m’éviscère et ensuite je devrais l’aider à se défaire de la merde qu’il a lui-même remuée avec ses idées tordues. Qu’il aille se faire foutre ! Quant à toi, tu me débarrasses le plancher !
    — Mais… Le blizzard…
    — C’est toujours mieux que de mourir, tu ne crois pas ? Pars avant d’user toute ma patience… Vite, vite !

    Eldridge se leva, regrettant de ne pas pouvoir répliquer par une botte d'escrime bien sentie. Il ajusta son manteau sur ses épaules lorsqu’une adolescente d’une quinzaine d’années bondit entre les tables et les chaises. La gamine possédait des yeux de chat aux couleurs mauves. Une crinière orange hirsute remplaçait ses cheveux. Elle portait pour unique vêtement son pelage safran strié de bandes noires. Sa longue queue préhensile battait au rythme de sa nervosité tandis que ses grandes oreilles triangulaires se plaquaient contre son crâne.

    — Maman ! Schiscrim te demande, le prévôt est là !
    — Merde ! Va rejoindre ton frère, Tigrishka, et mettez-vous à l’abri. Je m’en occupe.

    Elle claqua des doigts en direction du Chevalier. Elle ne le regardait plus, mais sa voix menaçante le cloua sur son siège.

    — C’est de ta faute ! Ferme ta gueule et planque-toi ! Il y a du monde ce soir, si tu t’écrases, tu ne devrais pas te faire repérer. Je te protège le temps de virer cet abruti, ensuite tu te casses !

    Le mari sortit de sa cuisine, reniflant bruyamment. Il avisa Alita et leurs regards se croisèrent.

    Allytah
    — Je sais ! Fais descendre discrètement les gamins dans le souterrain. Je vais m’occuper de ce cher Zed.
    — Fais attention, ma grosse truffe ! Il est de méchante humeur. Tigrishka a dit qu’il refuse de déposer ses armes.
    — Sans blague ! Il flaire le sang, cet enfoiré !
    — Souviens-toi de ta promesse…
    — Ouais ! Ouais ! Mon merveilleux et fastidieux père la morale. Je serai une fille bien sage. Pas de bagarre. Ils rendent leurs quincailleries, ils boivent et ils se barrent.

    Elle lui lécha le nez d’un rapide coup de langue mauve puis, les épaules voûtées par les soucis, elle disparut entre les tablées. Eldridge se dissimula dans les ombres. Il ajusta la pelisse sur le dos du Dauphin légumineux afin de le camoufler au fond de leur alcôve. Par précaution, il dégaina la petite dague qu'il avait dissimulée au regard d'
    Allytah.

    Sa rencontre avec elle le déboussolait. Personne, et certainement pas une misérable gueuse, ne lui avait jamais parlé ainsi. Toute sa vie, il avait commandé ! Suivre des ordres, émanant de surcroît d’une femelle aux seins ballants, allait contre toutes ses conceptions morales et religieuses. Cependant, les instructions étaient strictes et malgré tout l’irrespect dont était capable cette Noctule, Eldridge devait manœuvrer pour qu’elle accepte sa royale mission. Devant ce refus frontal, il réfléchissait à une manière indirecte de la manipuler.

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    Voici un peu de musique pour agrémenter votre lecture.

    lundi 16 mai 2016

    Bibliothèque des Ombres : Morwenna/Jo Walton (in Psychovision)

    La Bibliothèque des Ombres rouvre ses portes après une petite mise en sommeil dû, entre autres, à la rédaction des Chroniques de Yelgor qui focalise toute mon attention. Voici donc un roman de Fantasy qui prend le genre à rebrousse-poil tout en parlant de livres. Le genre de roman qui te donne envie de compulser d'autres ouvrages, augmentant de façon exponentielle la taille de la bibliothèque. De plus cette chronique adolescente est à recommander aux jeunes lecteurs de tous horizons... Ami enseignant, si tu m'entends....

    http://www.psychovision.net/livres/critiques/fiche/1342-morwenna

    vendredi 22 avril 2016

    Les Chroniques de Yelgor : La Nuit de l'Auberge Sanglante chap 4/25





    Illustration de Duarb.




    — Qu’est-ce que vous prendrez ?
    — Une assiette de limaces laineuses et un peu d’hydromel.
    — Et le gamin ?
    — Quel gamin ?
    — Celui que vous tentez maladroitement de dissimuler sous votre cape depuis que vous êtes entré !
    — Je suis désolé, mais je ne peux m’adresser qu’à une seule personne. J’ai des ordres très stricts. On m’a dit de rechercher un Noctule…
    — Je m’en doute. Un Chevalier de l’Unique, on ne voit pas ça souvent dans le coin… En ce qui concerne les Noctules… je n’en connais plus beaucoup, ça devrait être difficile à trouver.
    — Excusez-moi, mais je ne crois pas que vous puissiez m’être d’une quelconque utilité.
    — Vraiment ? Eh bien, je vais vous appeler le patron ! Peut-être que vous trouverez votre bonheur entre gonades !

    Le Chevalier attendit que les esclaves lui fournissent la large tranche de pain supportant la viande dorée à point, évitant le regard de la Noctule qui lui tendit une chope d’acier emplie à ras bord d’une bière mousseuse. Alors qu’il la quittait pour se précipiter dans un recoin à l’abri des éructations du commun des mortels, la Noctule l’apostropha une dernière fois.

    — Dans tous les cas, il faudra faire quelque chose pour votre gamin !

    Le Chevalier serra les dents. La garce l’avait fait exprès d'exposer aux yeux de la populace son secret. Dans le brouhaha général, les paroles se perdirent, mais déjà il surveillait ses arrières, scrutant les trognes que la vie avait charcutées à la recherche d’un traître potentiel prêt à le clouer au sol avec six pouces d’acier entre les omoplates. Enfin à l’abri, dans un recoin sombre, près d’une petite cheminée dont les flammes ronronnaient, il ôta son manteau, révélant le môme terrifié qu’il assit à sa droite.

    Dans les ténèbres, le gamin suivait les allées et venues des badauds, indifférents à l’activité grouillante de l’auberge. Le Chevalier, tout en picorant ses victuailles, essayait de faire avaler quelques chiches lippées à son jeune compère dépenaillé. Il surveillait les déplacements de la Noctule qui zigzaguait entre les clients, adressait une blague à des putains en goguette et discutait récolte des choux avec des pécores aux épaules empoissées de neige.

    Elle disparut dans les cuisines. Un homme immense sortit par la porte de service pour s’avancer vers lui. Il portait une vaste pilosité faciale qui s’étendait en rayons solides autour de sa bouche aux lèvres épaisses. Sa peau cuivrée luisait de reflets argentés sous l’éclat des bougies. Il claqua ses mains sur son ventre replet. À sa ceinture pendait un inquiétant assortiment de couteaux aiguisés et de tranchoirs. Ses yeux noirs fixèrent ceux du Chevalier qui se leva en un geste d’invitation poli, achevant d’avaler dans la précipitation son ultime morceau de pain juteux de graisse. L’homme ôta son chapeau mou et se frotta le crâne, comme s’il réfléchissait à la meilleure formule pour se présenter. Son énorme nez grêlé frémit devant le Chevalier, reniflant son parfum. L’attitude aurait pu paraître cavalière pour n’importe qui, mais on l’avait averti que la personne qu’il devait contacter, le mystérieux Noctule Allytah, ne s’embarquait d’aucune considération pour les bonnes manières.

    — M’sieu, ma femme m’a dit que vous vouliez me parler…
    — Je… Vous êtes un Noctule ?
    — Grands dieux, non ! Vous m’avez bien regardé ?
    — Mais je… C’est extrêmement important ! On m’a dit de trouver le Noctule Allytah.

    L’homme partit d’un rire sonore. Son œil pétillait de joie moqueuse. Le Chevalier chercha par réflexe la poignée de sa lame puis il se rappela qu’il l’avait laissée au comptoir. Il maugréa contre l'impudente patronne.

    — Non ! Moi, je ne suis qu’un humble cuistot. Je n’ai pas connu la guerre des Hautes Marches, contrairement à mon épouse…
    — Quoi ? Vous voulez dire que… Mais dans les chansons…
    — Tu as quel âge, jeunot ? T’as encore du lait qui pointe de ton museau pour accroire toutes les fadaises des bardes ?

    La Noctule s’était jointe à eux pendant leurs échanges. Le Chevalier n’avait pas remarqué sa présence, elle avait jailli des ombres comme par magie pour se couler en face de lui, son menton appuyé entre ses mains croisées. Son sourire d’accueil avait fondu en une expression interrogative et suspicieuse. L’homme serra l’épaule de sa compagne. Le Chevalier ne pouvait se détacher du visage de la Noctule, avisant ses généreuses mamelles par à-coups pour se convaincre de sa réalité.

    — Tu es sûre que je peux te laisser, chérie ?
    — Ne t’inquiète pas ! Pas question que je sombre dans de nouvelles cavalcades dans tous les royaumes. Une fois m’a suffi, merci ! Et si en plus de ça, c’est pour être transformée par je ne sais quel miracle en homme dans les chansons, c’est décevant. Mais dans le fond, ça m’arrange assez bien… Ça m’arrange…
    — Mais vous ne pouvez… C’est dans le Livre des Révélations que les femmes ne peuvent…
    — Alors mon grand, tu vas arrêter tes fadaises avec moi parce qu’on ne va pas s’entendre. Je n’en ai rien à carrer de ce qu’un prêtre a pu écrire dans un délire sous-alimenté.

    Elle le dévisagea jusqu’à ce qu’il se sente mal à l’aise. Il avait en face de lui le héros – ou plutôt l’héroïne la plus sombre – d’une saga qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Le redoutable tueur dont les intrigues tortueuses avaient été décisives pour la victoire de l'Élu sur les Dieux Noirs était donc une femme !

    Cela bouleversait sa compréhension du monde !

    Comment une femelle avait-elle pu accomplir les horreurs que les troubadours les plus complaisants s’amusaient à détailler avec une gourmandise morbide ?